Le voyage à Londres

Un fumet d’alcool saisit des Esseintes lorsqu’il prit place dans cette salle où sommeillaient de puissants vins. Il regarda autour de lui : ici, les foudres s’alignaient, détaillant toute la série des porto, des vins âpres ou fruiteux, couleur d’acajou ou d’amarante, distingués par de laudatives épithètes : « old port, light delicate, cockburn’s very fine, magnificent old Regina » ; là, bombant leurs formidables abdomens, se pressaient, côte à côte, des fûts énormes renfermant le vin martial de l’Espagne, le xérès et ses dérivés, couleur de topaze brûlée ou crue, le san lucar, le pasto, le pale dry, l’oloroso, l’amontilla, sucrés ou secs.

La cave était pleine ; accoudé sur un coin de table, des Esseintes attendait le verre de porto commandé à un gentleman, en train de déboucher d’explosifs sodas contenus dans des bouteilles ovales qui rappelaient, en les exagérant, ces capsules de gélatine et de gluten employées par les pharmacies pour masquer le goût de certains remèdes.

Tout autour de lui, des Anglais foisonnaient : des dégaines de pâles clergymen, vêtus de noir de la tête aux pieds, avec des chapeaux mous, des souliers lacés, des redingotes interminables constellées sur la poitrine de petits boutons, des mentons ras, des lunettes rondes, des cheveux graisseux et plats ; des trognes de tripiers et des mufles de dogues avec des cous apoplectiques, des oreilles comme des tomates, des joues vineuses, des yeux injectés et idiots, des colliers de barbe pareils à ceux de quelques grands singes ; plus loin, au bout du chai, un long dépendeur d’andouilles aux cheveux d’étoupe, au menton garni de poils blancs ainsi qu’un fond d’artichaut, déchiffrait, au travers d’un microscope, les minuscules romains d’un journal anglais ; en face, une sorte de commodore américain, boulot et trapu, les chairs boucanées et le nez en bulbe, s’endormait, regardant, un cigare planté dans le trou velu de sa bouche, des cadres pendus aux murs, renfermant des annonces de vins de Champagne, les marques de Perrier et de Rœderer, d’Heidsieck et de Mumm, et une tête encapuchonnée de moine, avec le nom écrit en caractères gothiques de Dom Pérignon, à Reims.

Un certain amollissement enveloppa des Esseintes dans cette atmosphère de corps de garde ; étourdi par les bavardages des Anglais causant entre eux, il rêvassait, évoquant devant la pourpre des porto remplissant les verres, les créatures de Dickens qui aiment tant à les boire, peuplant imaginairement la cave de personnages nouveaux, voyant ici, les cheveux blancs et le teint enflammé de Monsieur Wickfield ; là, la mine flegmatique et rusée et l’œil implacable de Monsieur Tulkinghorn, le funèbre avoué de Bleak-house. Positivement, tous se détachaient de sa mémoire, s’installaient, dans la Bodéga, avec leurs faits et leurs gestes ; ses souvenirs, ravivés par de récentes lectures, atteignaient une précision inouïe. La ville du romancier, la maison bien éclairée, bien chauffée, bien servie, bien close, les bouteilles lentement versées par la petite Dorrit, par Dora Copperfield, par la sœur de Tom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu’une arche tiède, dans un déluge de fange et de suie. Il s’acagnarda dans ce Londres fictif, heureux d’être à l’abri, écoutant naviguer sur la Tamise les remorqueurs qui poussaient de sinistres hurlements, derrière les Tuileries, près du pont. Son verre était vide ; malgré la vapeur éparse dans cette cave encore échauffée par les fumigations des cigares et des pipes, il éprouvait, en retombant dans la réalité, par ce temps d’humidité fétide, un petit frisson.

Il demanda un verre d’amontillado, mais alors devant ce vin sec et pâle, les lénitives histoires, les douces malvacées de l’auteur anglais se défeuillèrent et les impitoyables révulsifs, les douloureux rubéfiants d’Edgar Poë, surgirent ; le froid cauchemar de la barrique d’amontillado, de l’homme muré dans un souterrain, l’assaillit ; les faces bénévoles et communes des buveurs américains et anglais qui occupaient la salle, lui parurent refléter d’involontaires et d’atroces pensées, d’instinctifs et d’odieux desseins ; puis il s’aperçut qu’il s’esseulait, que l’heure du dîner était proche ; il paya, s’arracha de sa chaise, et gagna, tout étourdi, la porte. Il reçut un soufflet mouillé dès qu’il mit les pieds dehors ; inondés par la pluie et par les rafales, les réverbères agitaient leurs petits éventails de flamme, sans éclairer ; encore descendu de plusieurs crans, le ciel s’était abaissé jusqu’au ventre des maisons. Des Esseintes considéra les arcades de la rue de Rivoli, noyées dans l’ombre et submergées par l’eau, et il lui sembla qu’il se tenait dans le morne tunnel creusé sous la Tamise ; des tiraillements d’estomac le rappelèrent à la réalité ; il rejoignit sa voiture, jeta au cocher l’adresse de la taverne de la rue d’Amsterdam, près de la gare, et il consulta sa montre : sept heures. Il avait juste le temps de dîner ; le train ne partait qu’à huit heures cinquante minutes, et il comptait sur ses doigts, supputait les heures de la traversée de Dieppe à Newhaven, se disant : — Si les chiffres de l’indicateur sont exacts, je serai demain, sur le coup de midi et demi, à Londres.

Le fiacre s’arrêta devant la taverne ; de nouveau, des Esseintes descendit et il pénétra dans une longue salle, sans dorure, brune, divisée par des cloisons à mi-corps, en une série de compartiments semblables aux boxs des écuries ; dans cette salle, évasée près de la porte, d’abondantes pompes à bières se dressaient sur un comptoir, près de jambons aussi culottés que de vieux violons, de homards peints au minium, de maquereaux marinés, avec des ronds d’oignons et de carottes crus, des tranches de citron, des bouquets de laurier et de thym, des baies de genièvre et du gros poivre nageant dans une sauce trouble.

L’un de ces boxs était vide. Il s’en empara et héla un jeune homme en habit noir, qui s’inclina en jargonnant des mots incompréhensibles. Pendant que l’on préparait le couvert, des Esseintes contempla ses voisins ; de même qu’à la Bodéga, des insulaires, aux yeux faïence, au teint cramoisi, aux airs réfléchis ou rogues, parcouraient des feuilles étrangères ; seulement des femmes, sans cavaliers, dînaient, entre elles, en tête à tête, de robustes Anglaises aux faces de garçon, aux dents larges comme des palettes, aux joues colorées, en pomme, aux longues mains et aux longs pieds. Elles attaquaient, avec une réelle ardeur, un rumpsteak-pie, une viande chaude, cuite dans une sauce aux champignons et revêtue de même qu’un pâté, d’une croûte.

Après avoir perdu depuis si longtemps l’appétit, il demeura confondu devant ces gaillardes dont la voracité aiguisa sa faim. Il commanda un potage oxstail, se régala de cette soupe à la queue de bœuf, tout à la fois onctueuse et veloutée, grasse et ferme ; puis, il examina la liste des poissons, demanda un haddock, une sorte de merluche fumée qui lui parut louable et, pris d’une fringale à voir s’empiffrer les autres, il mangea un rosbif aux pommes et s’enfourna deux pintes d’ale, excité par ce petit goût de vacherie musquée que dégage cette fine et pâle bière.

Sa faim se comblait ; il chipota un bout de fromage bleu de Stilton dont la douceur s’imprégnait d’amertume, picora une tarte à la rhubarbe, et, pour varier, étancha sa soif avec le porter, cette bière noire qui sent le jus de réglisse dépouillé de sucre.

Il respirait ; depuis des années il n’avait et autant bâfré et autant bu ; ce changement d’habitude, ce choix de nourritures imprévues et solides avait tiré l’estomac de son somme. Il s’enfonça dans sa chaise, alluma une cigarette et s’apprêta à déguster sa tasse de café qu’il trempa de gin.

La pluie continuait à tomber ; il l’entendait crépiter sur les vitres qui plafonnaient le fond de la pièce et dégouliner en cascades dans les gargouilles ; personne ne bougeait dans la salle ; tous se dorlotaient, ainsi que lui, au sec, devant des petits verres.

Les langues se délièrent ; comme presque tous ces Anglais levaient, en parlant, les yeux en l’air, des Esseintes conclut qu’ils s’entretenaient du mauvais temps ; aucun d’eux ne riait et tous étaient vêtus de cheviote grise, réglée de jaune nankin et de rose de papier buvard. Il jeta un regard ravi sur ses habits dont la couleur et la coupe ne différaient pas sensiblement de celles des autres, et il éprouva le contentement de ne point détonner dans ce milieu, d’être, en quelque sorte et superficiellement, naturalisé citoyen de Londres ; puis il eut un sursaut. Et l’heure du train ? se dit-il. Il consulta sa montre : huit heures moins dix ; j’ai encore près d’une demi-heure à rester là ; et une fois de plus, il songea au projet qu’il avait conçu.

Dans sa vie sédentaire, deux pays l’avaient seulement attiré, la Hollande et l’Angleterre.

Il avait exaucé le premier de ses souhaits ; n’y tenant plus, un beau jour, il avait quitté Paris et visité les villes des Pays-Bas, une à une.

Somme toute, il était résulté de cruelles désillusions de ce voyage. Il s’était figuré une Hollande, d’après les œuvres de Teniers et de Steen, de Rembrandt et d’Ostade, se façonnant d’avance, à son usage, d’incomparables juiveries aussi dorées que des cuirs de Cordoue par le soleil ; s’imaginant de prodigieuses kermesses, de continuelles ribotes dans les campagnes ; s’attendant à cette bonhomie patriarcale, à cette joviale débauche célébrée par les vieux maîtres.

Certes, Haarlem et Amsterdam l’avaient séduit ; le peuple, non décrassé, vu, dans les vraies campagnes, ressemblait bien à celui peint par Van Ostade, avec ses enfants non équarris et taillés à la serpe et ses commères grasses à lard, bosselées de gros tetons et de gros ventres ; mais de joies effrénées, d’ivrogneries familiales, point ; en résumé, il devait le reconnaître, l’école hollandaise du Louvre l’avait égaré ; elle avait simplement servi de tremplin à ses rêves ; il s’était élancé, avait bondi sur une fausse piste et erré dans des visions inégalables, ne découvrant nullement sur la terre ce pays magique et réel qu’il espérait, ne voyant point, sur des gazons semés de futailles, des danses de paysans et de paysannes pleurant de joie, trépignant de bonheur, s’allégeant à force de rire, dans leurs jupes et dans leurs chausses.

Non, décidément, rien de tout cela n’était visible ; la Hollande était un pays tel que les autres et, qui plus est, un pays nullement primitif, nullement bonhomme, car la religion protestante y sévissait, avec ses rigides hypocrisies et ses solennelles raideurs.

Ce désenchantement lui revenait ; il consulta de nouveau sa montre : dix minutes le séparaient encore de l’heure du train. Il est grand temps de demander l’addition et de partir, se dit-il. Il se sentait une lourdeur d’estomac et une pesanteur, par tout le corps, extrêmes. Voyons, fit-il, pour se verser du courage, buvons le coup de l’étrier ; et il remplit un verre de brandy, tout en réclamant sa note. Un individu, en habit noir, une serviette sur le bras, une espèce de majordome au crâne pointu et chauve, à la barbe grisonnante et dure, sans moustaches, s’avança, un crayon derrière l’oreille, se posta, une jambe en avant, comme un chanteur, tira de sa poche un calepin, et, sans regarder son papier, les yeux fixés sur le plafond, près d’un lustre, inscrivit et compta la dépense. Voilà, dit-il, en arrachant la feuille de son calepin, et il la remit à des Esseintes qui le considérait curieusement, ainsi qu’un animal rare. Quel surprenant John Bull, pensait-il, en contemplant ce flegmatique personnage à qui sa bouche rasée donnait aussi la vague apparence d’un timonier de la marine américaine.

À ce moment, la porte de la taverne s’ouvrit ; des gens entrèrent apportant avec eux une odeur de chien mouillé à laquelle se mêla une fumée de houille, rabattue par le vent dans la cuisine dont la porte sans loquet claqua ; des Esseintes était incapable de remuer les jambes ; un doux et tiède anéantissement se glissait par tous ses membres, l’empêchait même d’étendre la main pour allumer un cigare. Il se disait : Allons, voyons, debout, il faut filer ; et d’immédiates objections contrariaient ses ordres. À quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? N’était-il pas à Londres dont les senteurs, dont l’atmosphère, dont les habitants, dont les pâtures, dont les ustensiles, l’environnaient ? Que pouvait-il donc espérer, sinon de nouvelles désillusions, comme en Hollande ?

Il n’avait plus que le temps de courir à la gare, et une immense aversion pour le voyage, un impérieux besoin de rester tranquille s’imposaient avec une volonté de plus en plus accusée, de plus en plus tenace. Pensif, il laissa s’écouler les minutes, se coupant ainsi la retraite, se disant : Maintenant il faudrait se précipiter aux guichets, se bousculer aux bagages ; quel ennui ! quelle corvée ça serait ! — Puis, se répétant, une fois de plus : En somme, j’ai éprouvé et j’ai vu ce que je voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie anglaise depuis mon départ ; il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissables sensations. Enfin quelle aberration ai-je donc eue pour avoir tenté de renier des idées anciennes, pour avoir condamné les dociles fantasmagories de ma cervelle, pour avoir, ainsi qu’un véritable béjaune, cru à la nécessité, à la curiosité, à l’intérêt d’une excursion ? — Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l’heure est venue de rentrer au logis ; cette fois, il se dressa sur ses jambes, sortit, commanda au cocher de le reconduire à la gare de Sceaux, et il revint avec ses malles, ses paquets, ses valises, ses couvertures, ses parapluies et ses cannes, à Fontenay, ressentant l’éreintement physique et la fatigue morale d’un homme qui rejoint son chez soi, après un long et périlleux voyage.

Joris-Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Gallimard, 2019, pp. 205-221.

Suggestions