Apothéose du vague
On ne saurait trop insister sur les conséquences historiques de certaines approximations intérieures. Or, la nostalgie en est une ; elle nous empêche de nous reposer dans l’existence ou dans l’absolu ; elle nous oblige à flotter dans l’indistinct, à perdre nos assises, à vivre à découvert dans le temps.
Être arraché au sol, exilé dans la durée, coupé de ses racines immédiates, c’est désirer une réintégration dans les sources originelles d’avant la séparation et la déchirure. La nostalgie, c’est justement se sentir éternellement loin de chez soi ; et en dehors des proportions lumineuses de l’Ennui, et de la postulation contradictoire de l’Infini et de la Heimat, elle prend la forme du retour vers le fini, vers l’immédiat, vers un appel terrestre et maternel. Ainsi que l’esprit, le cœur forge des utopies : et de toutes la plus étrange est celle d’un univers natal, où l’on se repose de soi-même, un univers ̶ oreiller cosmique de toutes nos fatigues.
Dans l’aspiration nostalgique on ne désire pas quelque chose de palpable, mais une sorte de chaleur abstraite, hétérogène au temps et proche d’un pressentiment paradisiaque. Tout ce qui n’accepte pas l’existence comme telle, confine à la théologie. La nostalgie n’est qu’une théologie sentimentale, où l’Absolu est construit avec les éléments du désir, où Dieu est l’Indéterminé élaboré par la langueur.
Emil Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, p. 51.