La vie sans objet

Idées neutres comme des yeux secs ; regards mornes qui enlèvent aux choses tout relief ; auto-auscultations qui réduisent les sentiments à des phénomènes d’attention ; vie vaporeuse, sans pleurs et sans rires, – comment vous inculquer une sève, une vulgarité printanière ? Et comment supporter ce cœur démissionnaire, et ce temps trop émoussé pour transmettre encore à ses propres saisons le ferment de la croissance et de la dissolution ?

Lorsque tu as vu dans toute conviction une souillure et dans tout attachement une profanation, tu n’as plus le droit d’attendre, ici-bas ou ailleurs, un sort modifié par l’espoir. Il te faut choisir un promontoire idéal, ridiculement solitaire, ou une étoile de farce, rebelle aux constellations. Irresponsable par tristesse, ta vie a bafoué ses instants ; or, la vie, c’est la piété de la durée, le sentiment d’une éternité dansante, le temps qui se dépasse, et rivalise avec le soleil.

Emil Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, pp. 104-105.

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