Les Carrières

A René Fallet

Nous travaillons dans d’immenses carrières dégageant une poussière blanche qui nous rend pareils à des geindres. 

La substance que nous extrayons, ou feignons d’extraire, ne répond à aucun usage connu (de nous, tout au moins). Notre besogne consisterait plutôt à transporter d’un point à un autre des débris de plâtre. Des camions arrivent bien, mais pour nous ravitailler ou transporter un matériel énorme, dont l’utilité se justifie mal ; s’ils emmènent, comme par hasard, un peu de minerai, c’est dans des proportions ridicules et sans comparaison avec notre activité; à titre d’échantillon, qui sait. 

Les bulldozers attaquent et broutent les collines. Il fait beau; il fait toujours beau. Nous sommes bien traités, on nous laisse des loisirs. Parfois, un compagnon lance une corde dans un puits, mot qui évoque le lierre et la fraîcheur : il n’en tire qu’un seau de gravats. On suppose des travailleurs souterrains occupés à ces farces monotones. 

Le paysage est admirable. J’entends : pour ceux qui apprécient la rigueur et l’aplomb. Deux ou trois oliviers réduits à leurs troncs nus, un chemin en pente, aveuglant par tous ses silex, quelques vignes maigres. Des tuiles inapprochables. La mer immuablement déserte, des falaises qui tombent comme midi, un squelette de barque sur le sable. 

Nous n’avons jamais soif, nous ne désirons rien. Nul ne pose de questions. 

Nous changeons de secteur et de carrière sans raison apparente. Ce ne sont pas exactement les mêmes oliviers noirs, les mêmes falaises ni la même barque, mais peu s’en faut. Nous respirons une poussière analogue, on remonte des débris similaires d’un puits qui évoque le lierre et la fraîcheur. 

Si vous pensez à l’enfer, vous avez tort; jamais je n’ai été aussi heureux. Lorsque je me souviens d’autrefois, je remercie le Ciel à deux genoux sur les silex durs, et je crois qu’il en va de même pour mes compagnons. Quel détachement ! Quelle délivrance ! L’année ne comporte que quatre ou cinq nuits. Quand dormons-nous? Mais peut-être dormons-nous à perpétuité. 

Plus de désirs. Les filles, tu sais, les filles moites et lourdes quand tu soulèves la jupe, et leur parfum secret sur tes doigts, ce n’est plus qu’un sourire dans l’ancien miroir. La santé, les cimes crayeuses. 

Nous travaillons dans d’immenses carrières, au milieu d’une poussière qui nous rend pareils à des mitrons. Nous transportons des débris de plâtre ; les camions n’emmènent qu’une quantité dérisoire de minerai. 

À midi — à minuit ? — nous disposons d’une heure de loisir. Je vais m’asseoir à l’écart. Je contemple un amas de cailloux, une crête aride. Avec l’habitude, on finit par savoir se poser sur le point que l’on observe. Une touffe de myrtes vous emplit d’une joie inépuisable. 

Il m’arrive de pousser jusqu’au port. Quel port ? Je n’en sais rien ; on, ou bien le Temps, a effacé les noms que portaient les plaques des quais et des rues, des noms futiles. Aucun lieu du monde n’est autant consacré à l’absence. La chaleur paralyse la mer. Des bateaux pourrissent, à l’ancre, d’autres semblent presque neufs, repeints d’hier. 

Un jour, allongé sur le môle brûlant, j’ai entendu un coup de cloche. Un seul. Attardé inexplicablement, perdu dans un dédale aérien depuis l’époque où le port vivait encore. Il ne tintait pas fort, ce coup, et pourtant sa masse a foudroyé la baie ; on a dû le percevoir au fin fond des latitudes et des parallèles. Il faisait beau. Il fait toujours beau. 

Les précautions que l’on prend pour nous isoler du monde ne nous affectent même pas. La nuit ne tombe que quatre ou cinq fois par an — et nous célébrons alors nos fêtes, nos mystères. Vous pensez à l’enfer, mais non. Lorsque je me souviens d’avant, cette paix me comble au-delà de tout espoir. Mon seul souci, en traçant ces mots, est de savoir s’ils vous parviendront jamais à travers ces champs du silence et de l’immobilité où les plus indociles apprennent à faire le point.

André Hardellet, Les Chasseurs, Paris, Pauvert, 1966, pp. 33-37.

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