Les yeux des choses
Tout regard dirigé vers moi se manifeste en liaison avec l’apparition d’une forme sensible dans notre champ perceptif, mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’est lié à aucune forme déterminée. Sans doute, ce qui manifeste le plus souvent un regard, c’est la convergence vers moi de deux globes oculaires. Mais il se donnera tout aussi bien à l’occasion d’un froissement de branches, d’un bruit de pas suivi du silence, de l’entrebâillement d’un volet, d’un léger mouvement d’un rideau. Pendant un coup de main, les hommes qui rampent dans les buissons saisissent comme regard à éviter, non deux yeux, mais toute une ferme blanche qui se découpe contre le ciel, en haut d’une colline. Il va de soi que l’objet ainsi constitué ne manifeste encore le regard qu’à titre probable. Il est seulement probable que, derrière le buisson qui vient de remuer, quelqu’un est embusqué qui me guette. Mais cette probabilité ne doit pas nous retenir pour l’instant : nous y reviendrons ; ce qui importe d’abord est de définir en lui-même le regard. Or, le buisson, la ferme ne sont pas le regard. Ils représentent seulement l’œil, car l’œil n’est pas saisi d’abord comme organe sensible de vision, mais comme support du regard. Ils ne renvoient donc jamais aux yeux de chair du guetteur embusqué derrière le rideau, derrière une fenêtre de la ferme : à eux seuls, ils sont déjà des yeux.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1976, p. 297.