Le Croll

Ce qui frappa tout de suite Siméon, outre la forte haleine du bonhomme, ce fut son regard. Il était borgne – l’œil droit était fermé, les paupières collées l’une à l’autre comme celles d’un  nouveau-né. (On aurait dit que depuis sa naissance, elles ne s’étaient jamais ouvertes) ; l’autre, à ce point injecté de sang que la pupille s’y détachait en clair sur un fond rouge sombre. Mais, en dépit des ravages de l’alcool, cet œil était bon, presque tendre ; ce regard cachait, à ne pas s’y tromper, une âme bienveillante et généreuse – et, bien qu’il fût complètement ivre, le Croll s’efforça de s’adresser à son visiteur avec une touchante affection, pas une affection feinte d’ivrogne, une affection sincère et naturelle : 

– Alors, petit agneau, lui dit-il, en lui tapotant du plat des mains les muscles deltoïdes, on est venu voir papa Croll ? Ah bien, je vas te l’arranger, ta pauvre patte, petit agneau. Assieds-toi. 

Comme les nouvelles vont vite dans un village », pensa Siméon qui, sauf à son hôtesse, ne s’était ouvert à personne de sa blessure et qui s’étonnait d’être attendu ainsi comme à un rendez-vous chez un médecin de famille. Il avait un moment pensé s’enfuir en voyant avec quelle sauvagerie le Croll et son aide opéraient sur ce pauvre baudet. Mais l’affabilité du rustre l’avait touché, et il n’envisageait plus de l’offenser par une retraite précipitée. Et puis, la présence muette mais tangible de Louana, à qui le liait le si grave secret de son amour, sans qu’il sût pourquoi, le rassurait. Il lâcha sa main et vint s’asseoir sur un tabouret que lui désignait le borgne d’un mouvement de la tête. Précautionneusement, il se déchaussa, retirant sa sandale et sa chaussette si trempée que, lorsqu’il la laissa tomber à terre, elle s’écrasa dans un petit lac. Il tendit son pied nu au Croll qui s’était agenouillé devant lui et qui le saisit à deux mains, par le talon, avec une délicatesse surprenante. 

– Ouh ! mauvais ça ! fit-il. C’est pourri, ça, pourri jusqu’à l’os. 

Siméon avait quelque raison de trembler, car en face du tabouret sur lequel il s’était assis, il venait d’apercevoir un billot de bois et une cognée de bûcheron. 

Mais en même temps que le Croll prononçait son inquiétant diagnostic, son œil rouge s’allumait d’une lumière joyeuse. Et quoi ? puisque l’homme de l’art lui-même s’en amusait, c’est qu’il n’y avait pas lieu de craindre. 

– J’vas d’abord y foutre un drain, annonça-t-il après un instant de réflexion. 

Le Croll lâcha le pied de Siméon et s’en alla fureter dans les tiroirs d’une de ces vieilles commodes paysannes, encastrée dans le mur, que les antiquaires appellent vaisselier. Dans le bric-à-brac incroyable des objets les plus incongrus – il y avait là des dents d’animaux qu’il gardait, des baleines de corsets qu’à l’occasion il réparait, des boutons d’uniformes, des cartouches de revolver, et tout un petit outillage reposant sur le lit de lentilles sèches qui remplissaient le tiroir « – il finit par choisir une burette à huile en acier dont il cassa, entre deux doigts, le tube effilé ; en le frottant habilement contre une pierre à fusil, il en aiguisa l’extrémité la plus fine en pointe d’aiguille. Reprenant alors le pied de Siméon, avec une autorité et une adresse peu communes, il lui enfonça, par-dessous l’ongle, jusqu’à l’os, la burette dans le gros orteil. 

Siméon ressentit une douleur fulgurante, mais il était dur à la souffrance physique. Il s’agrippa des deux mains au rebord de son tabouret, serra les lèvres et n’émit pas un cri. Ce qu’il ne put éviter, c’est que son corps entier se couvrit dans l’instant d’une abondante sueur perlée. 

– Tu gâches de l’eau, petit homme ! Tu gâches de l’eau ! lui dit placidement le praticien. 

Mais aussitôt après, Siméon commença à éprouver un formidable soulagement : par le bec de la burette, le pus coulait en abondance, éclaboussant le pantalon du Croll qui l’essuyait à pleine main, en riant comme un gosse et en répétant : 

– C’est pourriture ! C’est pourriture et compagnie ! 

Il se produisit alors une scène à peine croyable : lorsque le jet de pus commença à se tarir, quand il ne dégorgea plus de son conduit que goutte à goutte, Siméon vit le Croll, toujours agenouillé devant lui, saisir son pied délicatement par le talon, et l’élever jusqu’à sa bouche : par le gros bout de la burette, il se mit à aspirer fortement le liquide infect. Il s’en remplissait la bouche, recrachait derrière lui, s’essuyait les lèvres du revers de sa manche, et recommençait d’aspirer. Il refit cinq ou six fois l’opération, ne s’interrompant que pour éclater de rire, pour pousser des hurlements de joie sauvage, ou pour prendre une bonne lampée de l’alcool de lentilles. Et Louana, à chaque fois, battait des mains, les yeux brillants. 

Siméon sur son tabouret subissait ces hommages avec une gêne évidente. Son cœur débordait de gratitude et d’humilité : comment pouvait-il accepter qu’un être humain aussi démuni, aussi dénué de lumière, qu’un homme qu’il avait vu torturer si cruellement un âne de village, prît sur lui d’assumer sa souffrance, de partager son infection, de lui prodiguer un tel amour, et ceci dans une joie exubérante ? Comment pourrait-il jamais l’en remercier ? « En quoi en était-il digne ? 

« Peut-être, se disait Siméon sur son trépied, peut-être sait-il ce que j’ai souffert autrefois ? Peut-être sait-il que je suis écrivain ? Que mon livre va purifier le monde de son horreur ? Peut-être… Les nouvelles vont si vite à la campagne… » 

Mais le Croll, entre-temps, avait jugé la désinfection suffisante. Il prit encore une rasade d’alcool qui lui mit l’écume aux lèvres et le feu à la tête, puis versa le reste de la bouteille sur le pied meurtri de Siméon. Il se releva en titubant, il donna une claque sur les fesses de Louana et une bourrade amicale sur le deltoïde de Siméon. D’un geste chancelant, il lui fit comprendre que la consultation était terminée, puis comme si ce geste lui avait arraché ses dernières forces, il alla s’écrouler, le ventre en l’air, sur le tas de fagots qui constituait sa couche, et comme s’il était sur le point d’étouffer, il desserra le foulard rouge qu’il portait autour du cou. 

Maurice Pons, Les Saisons, Paris, Christian Bourgois, pp. 68-73.

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