Sa Majesté Pourriture

Le Croll, au cours de sa carrière, avait vu déjà bien des horreurs. Mais cette fois la nature dépassait la mesure de l’ignominie : l’avorton n’était qu’une charogne. Sur la masse gluante du fœtus, qui présentait assez nettement la forme d’un jeune veau, avec sa grosse tête aveugle aux oreilles collées, son ventre rond et ses pattes repliées aux petits sabots noirs, grouillait un essaim innombrable de grosses chenilles, semblables à celles que le Croll avait récoltées au fond de la matrice maternelle, si nombreuses que leur grouillement produisait un bruissement d’abeilles. Et il en sortait de partout, de la boîte crânienne entrouverte, des yeux, des oreilles, du nombril déchiré et du cul : on aurait dit qu’il en était rempli. 

Le Croll poussa un rugissement de triomphe et de dégoût tout ensemble. Le liquide visqueux, rempli de vers et de sang, lui ruisselait sur le ventre. Son nouveau-né dans les bras, heureux comme une sage-femme, il poursuivait, en hurlant de rire et d’horreur, les villageois qui se sauvaient dans tous les sens, aux quatre coins de la salle du Conseil, hurlant eux aussi d’horreur et de rire, grimpant sur les bancs, sur la table, sur la charrette et jusque sur la cuisinière. 

– Le voilà, le Roi ! criait-il. Chapeau bas ! Chapeau bas ! Sa Majesté Pourriture ! 

Il lui vint alors une idée prodigieuse, une idée comme seul papa Croll pouvait en avoir, en de telles circonstances. 

Comme il avait couru un bon moment tout autour de la salle, contournant la table, enjambant les bancs renversés, sautant plusieurs fois par-dessus le cadavre de la vache, il s’arrêta enfin, épuisé, hilare ; et ne sachant plus quoi faire de son abominable fardeau, il lui vint l’idée de l’installer carrément sur le siège de la charrette municipale, ce siège présidentiel qu’avait construit son grand-père, et dont on l’avait expulsé pourtant lors de la dernière séance du Conseil. 

Il grimpa sur le marchepied et jucha l’avorton sur la banquette. La conformation du fœtus, dont le squelette était à peine ossifié, mais qui était venu dans la position assise, fit qu’il se prêta parfaitement à cette promotion. Le trône semblait avoir été façonné à sa mesure. Il ne lui manquait vraiment qu’un fouet – ou un sceptre ! 

– C’est lui, le Roi ! répétait le Croll. Et maintenant, les enfants, en avant marche pour le Sacre ! 

Après les instants d’horreur et de panique qu’on venait de connaître, la proposition saugrenue du vieux grigou déchaîna des hurlements d’enthousiasme. Chacun descendit du perchoir où il s’était réfugié. On ouvrit grandes les portes, on s’attela aux roues, aux brancards, et sans même prendre le temps de descendre du chariot les quatre cuves d’eau que le règlement imposait de tenir toujours en réserve, on partit en procession à travers le village. 

– Place ! Place ! hurlait le Croll, toujours hilare. Place à Sa Majesté ! Sa Majesté Pourriture ! 

Le froid surprit brutalement le cortège. Aussitôt dehors, les quatre cuves d’eau furent saisies par le gel ; le veau mort-né se trouva changé en un bloc de glace et collé à son siège dans une attitude rigide et terrifiante ; tout grouillement apparent avait «cessé à la surface de son corps. Sur la route luisante comme une rivière bleue, la charrette allait de guingois et dérapait contre les ornières durcies. Bien qu’ils se fussent tous prémunis contre le gel en s’attachant sur le ventre quelque animal à sang chaud – et Siméon se félicita bientôt d’avoir suivi cette fois les conseils de Louana – les villageois n’en étaient pas pour autant à l’abri des morsures du froid. 

Ils étaient partis inconsidérément vers l’aval, déboulant joyeusement sur la glace. Mais quand ils furent arrivés dans le bas du pays, presque au replat de San-Creps, devant les hautes congères de glace bleue qui barraient la route, force leur fut bien de faire demi-tour et de s’en retourner. La manœuvre fut délicate, la remontée s’avéra pénible. 

Le Croll tentait bien d’animer l’expédition en jetant des slogans incongrus et quelque peu révolutionnaires, la joie était tombée, le cœur n’y était plus. On se trouvait attelé à une tâche inhumaine : remonter à main nue sur la glace vive, un chargement de près d’une tonne, et l’on se demandait par la force de quel pouvoir on y avait été contraint. Pour ce qu’on avait à en foutre, de ce veau pourri !

Plus d’un, en secret, j’imagine, dut former le projet de laisser là, en plan, chariot, chargement et charretier. Mais pas un ne l’osa. Au reste, les douaniers qui s’étaient mis tout naturellement en position d’encadrer la caravane, et qui marchaient d’un pas militaire, un peu ralenti, cérémonieusement, de chaque côté de la route, ne l’eussent permis sous aucun prétexte. 

On avançait donc, mètre par mètre, sur la pente gelée, tirant des brancards, poussant de l’arrière et aidant aux roues. Un petit vent glacé s’était levé, jetant des bouffées de brouillard givré au visage des hommes de tête, transperçant la mince étoffe des vêtements. 

Siméon, moins aguerri que les montagnards aux rigueurs du climat, ressentait durement l’emprise du froid. Il n’avait pas voulu se désolidariser du village, et bien que ses forces ne lui permissent ni de tirer, ni de pousser bien fort, bien qu’il marchât difficilement avec le petit sabot que le Croll lui avait ajusté au bout du pied, il s’était courageusement attelé au bras. Mais pour demeurer juste derrière Clara, il avait choisi une mauvaise place : le seul endroit du brancard où le bois était gainé de ferrure. A peine eut-il posé sa main nue sur ce manchon de fer, qu’elle s’y trouva soudée de toute la force du gel. Siméon, sentant le danger, la retira vivement. Trop tard ! Sur toute la longueur de la paume et jusqu’à la naissance des phalanges, la peau resta collée au brancard. La chair était à vif, le sang y affluait par toutes les artérioles et par l’arcade palmaire dénudée, aussitôt coagulé par le gel. Il n’avait pas osé se plaindre et avait saisi la prolonge, un peu plus bas, de l’autre main. 

– Huhau ! Dia ! Huhau ! Dia ! criait le Croll, en faisant de grands gestes pour donner la cadence de la marche et le rythme des efforts. 

Maurice Pons, Les Saisons, Paris, Christian Bourgois, pp. 68-73.

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