La bande la plus dépossédée

Pour traverser l’hiver il faut aussi des habitudes.

J’avais pris les miennes au coin du quartier arménien, à la gargote des portefaix. Avec les mendiants, ils formaient bien la bande la plus dépossédée de la ville. C’est pourquoi ils occupaient cette tchâikhane où, à l’exception d’un flic qui buvait son thé au comptoir, ils étaient certains d’être entre eux. La première fois que je m’y fourvoyai, il se fit aussitôt un silence tellement tendu et complet – comme si la bâtisse allait s’écrouler sur mon crâne – que je rentrai la tête dans les épaules et ne parvins pas à écrire une ligne. Moi qui croyais vivre frugalement, j’avais l’impression que mon bonnet miteux, ma veste râpée, mes bottes beuglaient l’aisance et le ventre plein. J’enfonçai la main dans ma poche pour faire taire quelques sous qui tintaient. J’avais peur, et j’avais bien tort : c’était la tanière la plus paisible de la ville.

Aux alentours de midi, ils arrivaient par petits groupes grelottants et ployés, leur corde enroulée sur l’épaule. Ils s’installaient aux tables de bois dans un grommellement de bien-être, la vapeur montait des haillons, et les visages sans âge, tellement nus, patinés, usés qu’ils laissaient passer la lumière, se mettaient à briller comme de vieux chaudrons. Ils jouaient au tric-trac, lapaient leur thé dans la soucoupe avec de longs soupirs, ou formaient cercle autour d’une bassine d’eau tiède pour y tremper leurs pieds blessés. Les plus cossus tiraient sur un narghilé et parfois, dévidaient entre deux quintes de toux une de ces strophes illuminées qui sont ce que la Perse a réussi de mieux depuis mille ans. Le soleil d’hiver sur les murs bleus, la fine odeur du thé, le choc des pions sur le damier, tout était d’une légèreté si étrange qu’on se demandait si cette poignée de vieux séraphins calleux n’allait pas s’envoler avec toute la boutique dans un grand bruit de plumes. Instants tout gonflés de tendresse. C’était admirable, et bien persan, cette manière de se tailler au cœur d’une vie perdue, malgré les bronches rongées et les engelures ouvertes, un petit morceau de bon temps.

Mi-janvier, le froid qui devint mauvais en emporta quelques-uns dont les affaires furent dispersées aux enchères au fond de la salle : une couverture usée, un demi-pain de sucre, un bout de corde et, deux fois même – je m’en souviens – la ceinture verte de Seïed, qui est l’attribut des descendants du Prophète. C’est une prétention répandue dans la ville, mais c’est parmi les pauvres et les humiliés qu’on la trouve le plus.

À cause de l’habitude qui endort et console, la plupart d’entre eux ne savaient presque plus qu’ils avaient faim. Outre leurs trois verres de thé, ils déjeunaient d’un morceau de pain turc et d’un mince écheveau de sucre filé. Jamais, quand j’étais à leur table, ils ne commençaient sans m’offrir d’abord : Beffarmâid – c’est à vous – cette minable pitance qui s’en trouvait aussitôt sanctifiée. Si j’acceptais, c’en était fait du repas de la journée. Je me demandais quel ordre poussait ces ventres-creux à offrir ainsi machinalement le peu qu’ils possèdent ? Un ordre noble, en tout cas, bien ample, impérieux, et avec lequel ces faméliques sont plus familiers que nous.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Payot, 2001, pp.173-175.

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