Le petit
En attendant d’être dépouillé, son père, qui l’aimait, commençait à l’admettre le soir dans la compagnie de quelques vieux finauds de ses amis, pour lui former le jugement, lui apprendre à rouler proprement les dés, à boire sans tomber, à ne parler qu’à son tour. Comme en outre il le savait étourdi, il lui avait attaché un enfant trouvé que le quartier connaissait sous le nom de kütchük – petit – et qui lui servait à la fois de factotum et de Sancho Pança. Très futé pour ses huit ans, le « petit » marchandait aussi serré qu’une vieille arménienne, s’acquittait des commissions les plus délicates, et trottait dur à travers le bazar. Mais c’était un kütchük heureux : son âge lui permettait encore d’habiter le quartier des femmes qui le gavaient de confît ou de foie grillé. Un paletot neuf, une casquette, des bourrades amicales protégeaient du froid son âme coquine et gaie. Surtout, il n’avait jamais peur. Jamais peur, à Tabriz, pour un orphelin : c’est considérable. Cela lui donnait, en tout cas, quelque chose de particulier et d’engageant, et les mémères qui le croisaient dans Chahanas ne se retenaient pas de lui flatter la tête en murmurant des mots sucrés, auxquels il répondait d’ordinaire par quelques compliments d’une obscénité qui les laissait pétrifiées.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Payot, 2001, pp.168-169.