Les esprits espions

Les sentiments retardent,

les passions retardent, les institutions retardent,

tout est en trop, tout est ce trop qui ne cesse de charger l’existence,

l’existence elle-même est une idée de trop,

ce sont les philosophes, les savants, les médecins, les prêtres, qui nous ont fait petit à petit, doucement et brutalement, cette vie fausse,

car les choses sont sans profondeur, il n’y a pas d’au-delà et pas de gouffre autre que celui qu’on y mettra, mais tout de suite,

pas d’idée et pas d’entité,

pas d’immanence et pas d’instance,

rien ne m’attend pour me demander compte,

mais moi j’ai à demander des comptes à quelques ignobles vieux manants de la doctrine,

le fait qu’il y ait sentiment, passion, institutions est un

Quand ma main brûle, elle brûle.

Il y a le fait que ma main brûle, lequel déjà, si j’y pense, est, comme fait, très menacé,

avoir le sentiment que ma main brûle, c’est entrer dans un autre rayon,

si j’ai l’idée que ma main brûle, je ne suis déjà plus dans ma main mais en état de supervision, cet état où l’esprit espion m’a fait venir pour que je lui cède plus que ma main et sa douleur, mais un monde de conceptions.

Sans sentiments et sans idées, ma main aurait tôt fait de moudre le feu qu’un monde de jaloux crapuleux et de lâches, monde d’intellectuels paresseux, a créé pour se donner à lui aussi une raison d’être, car c’est le sentiment et l’esprit qui ont intoxiqué la vie.

Cela ne serait rien si la horde d’esprits espions que j’incrimine n’avaient été un jour des êtres qui, alors que j’étais un fait et un tronc ignorant de ce qui est passion, qui donne l’intelligence, m’aient pris entièrement toute l’action.

C’est l’histoire des singes du Ramayana qui recréèrent l’anatomie humaine sur un corps perpétuellement explosif, peignirent des organes imbéciles, afin de se donner une raison de vivre.

Antonin Artaud, Suppôts et Suppliciations, trad. Paris, Gallimard, coll. « nrf », 2006, pp.242-243.

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