Notre indifférence à l’immortalité

Nous ne voudrions pas terminer cet exposé sans avoir rappelé un mythe européen qui tout en ne concernant que d’une manière indirecte le symbolisme et les rites du Centre – concourt à les intégrer dans un symbolisme encore plus vaste. Il s’agit d’un détail de la légende de Parsifal et du Roi Pêcheur. On se rappelle la mystérieuse maladie qui paralysait le vieux Roi, le détenteur du secret du Graal. D’ailleurs, ce n’était pas lui seulement qui souffrait ; tout autour de lui tombait en ruine, s’effritait : le palais, les tours, les jardins : les animaux ne se multipliaient plus, les arbres ne portaient plus de fruits, les sources tarissaient. De nombreux médecins avaient essayé de soigner le Roi Pêcheur – sans le moindre résultat. Jour et nuit arrivaient des chevaliers, et tous commençaient par demander des nouvelles de la santé du Roi. Un seul chevalier – pauvre, inconnu, même un peu ridicule – se permit d’ignorer le cérémonial et la politesse. Son nom était Parsifal. Sans tenir compte du cérémonial courtois, il se dirigea directement vers le Roi et, l’approchant, sans aucun préambule, lui demanda : « Où est le Graal ? » Dans l’instant même, tout se transforme : le Roi se lève de son lit de souffrance, les rivières et les fontaines recommencent à couler, la végétation renaît, le château est miraculeusement restauré. Les quelques mots de Parsifal avaient suffi pour régénérer la Nature entière. Mais ces quelques mots constituaient la question centrale, le seul problème qui pouvait intéresser non seulement le Roi Pêcheur, mais le Cosmos tout entier : où se trouvait le réel par excellence, le sacré, le Centre de la vie et la source de l’immortalité ? Où se trouvait le Saint-Graal ? Personne n’avait pensé, avant Parsifal, à poser cette question centrale – et le monde périssait à cause de cette indifférence métaphysique et religieuse, à cause de ce manque d’imagination et absence du désir du réel.

Ce petit détail d’un grandiose mythe européen nous révèle au moins un côté méconnu du symbolisme du Centre : non seulement il existe une solidarité intime entre la vie universelle et le salut de l’homme – mais il suffit de se poser le problème du salut, il suffit de poser le problème central, c’est-à-dire le problème – pour que la vie cosmique se régénère perpétuellement. Car souvent la mort – comme semble le montrer ce fragment mythique – n’est que le résultat de notre indifférence devant l’immortalité.

Mircea Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1980, pp.77-78.

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