Un hammam à Tabriz
Quand le travail ne marchait pas, ou quand l’odeur de ma chemise commençait à me gêner, je mettais le cap sur le Bain Iran chargé d’un ballot de linge sale. C’était, à dix minutes de chez nous, un hammam tenu par une vieille bougresse fort propre qui fumait à travers son voile des cigarettes à bout doré. Les cafards qui, ordinairement, fréquentent ces lieux humides étaient morts de froid avant l’automne. La vermine, elle aussi, avaient péri sous les gelées. L’eau bouillante y coulait à flots, et la gaieté s’y donnait libre cours. Pour un toman on avait droit à une cellule munie de deux robinets, d’un baquet, et d’un bas-flanc de pierre polie sur lequel je commençais par faire ma lessive en écoutant les sifflotements, les soupirs d’aise et les bruits de brosse qui montaient des cellules voisines. Pour un toman supplémentaire, le laveur venait s’occuper de vous. C’était un gaillard silencieux, et squelettique comme si les vapeurs dans lesquelles s’écoulait sa vie lui avaient dévoré les chairs. Il commençait par vous allonger sur la banquette de pierre et vous savonnait des pieds à la tête. Puis il vous sortait la poussière du corps en travaillant la peau au gant de crin et au savon de sable. Vous arrosait d’eau chaude. Enfin, il vous massait longuement, tirant sur la tête, faisant craquer les vertèbres, pinçant les tendons et foulant les articulations, les côtes et les biceps avec ses poings et ses pieds nus. Il connaissait son affaire et ne laissait pas un muscle noué. Ça ne ratait pas ; sous ces flots d’eau chaude et ces pressions expertes, je sentais les nerfs se détendre un à un, les réticences disparaître, et se rouvrir mille vannes secrètes fermées par le froid. Puis je restais là, étendu dans le noir, à griller une cigarette et regarder dans ma tête jusqu’à ce que des poings impatients qui martelaient la porte m’obligent à céder la place.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Payot, 2001, pp.163-165.