Une pognée de mendiants
Nous remontions lentement Chahanas. À l’entrée de l’Arménistan une poignée de mendiants étaient installés, comme chaque soir, autour d’un feu de pétrole. C’étaient de vieux fantômes grelottants, rongés par la vérole, mais sagaces, mais gais. Ils faisaient rôtir quelques betteraves déterrées aux champs, tendaient leurs mains vers la flamme et chantaient. Le peuple d’Iran est le plus poète du monde, et les mendiants de Tabriz savent par centaines ces vers de Hâfiz ou de Nizhami qui parlent d’amour, de vin mystique, du soleil de mai dans les saules. Selon l’humeur, ils les scandaient, les hurlaient ou les fredonnaient : quand le froid pinçait trop fort, ils les murmuraient. Un récitant relayait l’autre ; ainsi jusqu’au lever du jour. Le soleil de mai était encore loin et il ne s’agissait pas de s’endormir.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Payot, 2001, p.154.