Je bois le sang du rebelle torturé…
« …je bois le sang du rebelle torturé dans sa bouche, contre son jarret, je garde le sang dans ma bouche, je cours entre les cassis baignés de feu, de venin, la faucille enchaînée au bracelet qui broie mon poignet, jusqu’au pré où sautent les poissons, hors de l’enceinte servile ; au sommet du mont, je crache le sang dans une vasque d’onyx ; d’autres, bousier incrusté sur l’occiput, front contre front, crachent d’autres sangs, dorés, bleus, noirs ; le vent jette le sang sur mes reins découverts, une nuée excrémentielle obscurcit le sommet du mont : sous le surplomb du roc, les soldats soufflent sur un feu de branches dressé sur la bouche ouverte d’une femme morte, module, accroupis leurs hautes mèches torsadées balayant les seins ; je frotte ma poitrine à la toison de son sexe, une alouette y est prise ; à son cri, chaque fois que ma poitrine pèse sur le corps, jaillissent des larmes sur mes yeux ; un sang chaud ruisselle hors de mes oreilles ; la pluie d’excréments éclabousse le rocher ; les sangs, dans la vasque, brûlent, bouillonnent ; un jeune rebelle, ses pieds nus enduits de poudre d’onyx, ses lèvres, de farine, sort de terre, se penche sur la vasque, plonge sa tête, ses poings ; relevant sa tête enveloppée de sang, il hurle un appel rauque vers les monts, les buissons bougent : des lions s’élancent ; couchés aux pieds du rebelle, ils lui lèchent ses jarrets ; le jeune rebelle, prenant les sangs mêlés d’excréments dans ses mains ouvertes en coupe, asperge leurs crinières ; au camp les femmes pèsent sur les barrières, le sexe des soldats se tend vers leurs mères, venues de métropole, sur ordre de l’État-major, pour les Fêtes du Servage ; ma mère, je l’emporte dans ma chambrée de bambou, je la couche sur ma litière de paille empoisonnée : tête, épaules plongées sous sa robe, je mange les fruits, les beignets d’antilope sur son sexe tanné tandis qu’elle, fatiguée par le voyage en cale, en benne, s’endort ; à l’aurore, elle s’est échappée de dessous mon corps ; étreinte par les soldats sous le mirador où je veille éjaculant, leurs genoux la renversent sur le sable, une guêpe assaille son sein droit, les lèvres des soldats qui le tètent… »
Pierre Guyotat, Éden, Éden, Éden, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1967, pp.26-27.