Une vie
Celui du clan qui mange du fromage
celle du clan qui boit du vin rosé se sont mariés – il n’y a pas si longtemps – c’était la fin de l’âge
lente chute de l’époque triste où toutes les persiennes étaient fermées
Leur nuit de noces fut une pourriture vivante
un flux de sang
de sperme
mêlés à des crachats
La fiancée secouant ses mèches enivrantes
s’endormit tard et soupira
Première augmentation c’est une neige de médailles
de faux cols blancs de jupons neufs et de pièces de dix francs
Premier enfant c’est une moisson sordide
d’épis de viande
d’osselets et d’excréments
Les dimanches passaient comme passent les couleuvres
souples et froides dans les herbes gluantes
d’une rosée aussi sale que la sueur de travail
distillée toute la semaine sans la magie d’un front en sang
Les enfants s’ajoutaient aux semaines
les semaines aux dimanches les habits aux années
habits coupés à coups de serpe dans le champ gris des manufactures lainières
dures et sombres
et longues comme les jours d’été
Ils vieillirent
LUI perdit toute virilité se dessécha s’aigrit comme du lait
ELLE S’enroba d’un lourd manteau de crêpes de mi-carême
peu sculpturales
à rendre le veau gras jaloux
Cependant l’horloge tintait semailles sur semailles
les enfants grandissaient
devenaient plus bêtes que des oiseaux et de plus en plus laids
Les maisons constellées d’ordures ménagères
se renfrognaient
dans les rues en tringles de rideaux
Plus tard l’épouse fit la moue
parce qu’elle avait assez du lard et des prières
le mari s’enrhuma
puis se mit à saigner comme un bœuf de l’urèthre
Alors les chirurgiens taillèrent
les croquemorts vinrent
les vêtements noircirent
les enfants héritèrent
et trois mouches bleues volèrent aux fenêtres
Michel Leiris, Haut Mal, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 1969, pp.76-78.