Les adjuvants nécessaires

La vie de chaque jour se déroulait dans un état au bord de l’épuisement physique. Le monde des humains formait une masse confuse, grossièrement hostile et d’une complication décourageante. Il n’y avait, sinon de salut, du moins de suffisante sécurité que dans la fuite au-dedans – en une culture exclusive de l’intériorité. Dans ce mouvement de repli et de refuge, mais aussi de création, l’alcool ne fut bientôt plus un adjuvant suffisant. La pratique pharmaceutique offrait des produits singulièrement plus actifs pour se couper du monde et alléger l’esprit de ses entraves matérielles et sociales – l’opium, le laudanum, l’éther, le véronal, la cocaïne. Il en avait déjà tâté lors de ses études. Il y revint avec exaltation, conscient de la destruction de lui-même qui s’opérait dans le surpassement de la puissance créatrice.

La drogue n’introduisait pas seulement une distance secourable entre l’âme et le monde. Les idées, les sentiments, les émotions gagnaient en netteté, en acuité, en aisance à s’associer et à se féconder. Les perceptions, surtout visuelles et auditives, atteignaient à une intensité absolument fascinante. Des couleurs insolites affectaient la réalité des choses et la comblaient d’une valeur de présence sans rapport avec les apparences communément reconnues. En même temps, la voix de la sœur se faisait distinctement entendre dans le silence. Il suffisait au frère de retenir son souffle. Dans l’intervalle des expirations, il sentait d’abord en lui – mais comme s’il avait été, lui-même, dedans – la chaude présence féminine, sa consistance de douceur et comme son parfum d’être, et cela durait un temps incalculable et il n’y avait plus aucune trace d’angoisse ni de tension en lui. Ce n’était pas l’allégresse mais la limpidité, vide, au commencement, neutre, ouverte – qui, soudain, se remplissait d’un mot sonore, d’une forme de phrase sur fond de rythme sensible : le cœur parlait, de cette voix un peu rauque et voilée qui était la voix de la sœur. Elle disait, avec une plénitude portée par le souffle jusque dans la bouche du frère, les mots de la chute, de la douleur, du dépérissement – et la malédiction de la faute, le soleil qui s’éteint, la porte qui se ferme, le sang qui fume sur la terre. Ainsi pressait-elle son petit troupeau de paroles sur son chemin de silence. Rien ne pouvait empêcher le poème de s’écrire – mots d’une plainte jamais plainte mais tracée comme au tranchant – car la femme, en son lieu de hantise, est également rigueur et puissance.

Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, Paris, José Corti, coll. « Les massicotés », 2004, pp.58-60.

Suggestions