L’étranger qui découvre sa patrie
Elle commençait à haleter car la pente était rude et le moment pressait. Elle savait qu’il y avait, plus loin, au sommet de la colline, une clairière, comme une oasis, et que la chambre était prête et le lit tendu parmi la verdure et les fleurs, avec le ciel serein, au-dessus de tout, pour celle qui le regarderait, étendue, ouverte. Elle voulait être la première arrivée. Elle aurait même voulu, comme dans un conte, s’y trouver déjà depuis longtemps, depuis cent ans peut-être, et s’être préparée et avoir attendu, de saison en saison, l’égaré qui revenait à présent, l’étranger qui découvrait sa patrie. Elle aurait aimé l’entendre approcher, de loin, dans le craquement des branches et les froissements végétaux, comme avaient dû paraître, au temps des origines, les dieux qui poursuivaient les mortelles. Son enfance gisait, là-bas, dans l’herbe, et son adolescence aussi, dont elle émergeait à peine. Et elle eût été heureuse de s’offrir dans une longue robe blanche et parée, en communiante ou en fée, en Ophélie, dont l’amant eût délicatement dénoué les attaches et qu’il eût relevée et roulée sur les hanches et sur les seins, tel celui qui remonte les eaux d’une rivière jusqu’à la source –, et qu’apparaisse enfin, car elle se fût gardée nue sous la seule étoffe, le triangle noir et lustré, objet d’un si long voyage et d’une si absorbante prédilection. Elle, elle s’était préparée dans la patience, dans l’application à une constante et seule rêverie. Dans les dernières semaines, quand elle avait appris que son frère viendrait à la maison passer l’été, pour la première fois depuis son départ, elle avait été très assidue à sa beauté et très attentionnée à son sexe, non sans quelque angoisse ni quelque sollicitude apitoyée, travaillant, pour autant qu’elle était capable de surmonter les interdictions implicites de son éducation morale, à l’amener au désir, à l’ouvrir, à le creuser, à le modeler dans la tendresse et la sympathie. Son frère lui avait écrit des choses répugnantes et cruelles sur les appas des filles de bordel. Et tout en étant très fascinée par de tels tableaux et très désireuse de parvenir un jour à en égaler les modèles, elle ne voulait pas tricher sur son innocence et sa virginité. Sans doute n’aurait-elle, pour se présenter, ni couronne de fleurs ni tunique immaculée, et Son chevalier ne lui offrirait pas l’anneau d’or. Il y avait eu le rêve et la sourdine mise sur des désirs trop subtils pour s’afficher. Aujourd’hui, elle n’avait que sa jupe de saison et ses sous-vêtements ordinaires trempés de sueur. Les événements avaient comme surgi, précipités, impératifs. C’était l’exode mais aussi la conquête de son vrai pays. C’était surtout, pour le moment, le dernier trait d’une course entamée dès la petite enfance avec, sur les talons, ce pourchasseur famélique, aujourd’hui armé d’une branche ardente comme un démon de sabbat, avec laquelle il attaquait la robe et le corps sous la robe, griffant les chevilles, déchirant les mollets, s’efforçant de porter plus haut la brûlure, jusqu’à la fente s’il se pouvait. Elle, cependant, ne criait pas. Elle aurait plutôt voulu chanter si la course avait été moins serrée. Son cœur était plein d’une parole qu’elle avait écrite : Pourquoi faut-il que je tombe afin que tu m’atteignes ? Pourquoi la loi n’est-elle pas la loi des amants ? Attrape-moi, frère bien-aimé, prends-moi au soleil dans notre lit de ténèbre.