On voit
On voit les écoliers courir à grands cris
dans l’herbe épaisse du préau.
Les hauts arbres tranquilles
et la lumière de dix heures en septembre
comme une fraîche cascade les abritent encore de l’énorme enclume
qui étincelle d’étoiles par-delà.
L’âme, si frileuse, si farouche,
devra-t-elle vraiment marcher sans fin sur ce glacier,
seule, pieds nus, ne sachant plus même épeler sa prière d’enfance,
sans fin punie de sa froideur par ce froid ?
Tant d’années,
et vraiment si maigre savoir,
cœur si défaillant ?
Pas la plus fruste obole dont payer le passeur, s’il approche ?
– J’ai fait provision d’herbe et d’eau rapide,
je me suis gardé léger
pour que la barque enfonce moins.
Elle s’approche du miroir rond
comme une bouche d’enfant qui ne sait pas mentir,
vêtue d’une robe de chambre bleue
qui s’use elle aussi.
Cheveux bientôt couleur de cendre
sous le très lent feu du temps.
Le soleil du petit matin
fortifie encore son ombre.
Derrière la fenêtre dont on a blanchi le cadre
(contre les mouches, contre les fantômes),
une tête chenue de vieil homme se penche
sur une lettre, ou les nouvelles du pays.
Le lierre sombre croît contre le mur.
Gardez-le, lierre et chaux, du vent de l’aube,
des nuits trop longues et de l’autre, éternelle.
Quelqu’un tisse de l’eau (avec des motifs d’arbres en filigrane). Mais j’ai beau regarder,
je ne vois pas la tisserande,
ni ses mains même, qu’on voudrait toucher.
Quand toute la chambre, le métier, la toile se sont évaporés,
on devrait discerner des pas dans la terre humide.
On est encore pour un temps dans le cocon de la lumière.
Quand il se défera (lentement ou d’un seul coup),
aura-t-on pu au moins former les ailes
du paon de nuit, couvertes d’yeux,
pour se risquer dans ce noir et dans ce froid ?
On voit ces choses en passant
(même si la main tremble un peu, si le cœur boite),
et d’autres sous le même ciel :
les courges rutilantes au jardin,
qui sont comme les œufs du soleil,
les fleurs couleur de vieillesse, violette.
Cette lumière de fin d’été,
si elle n’était que l’ombre d’une autre,
éblouissante,
j’en serais presque moins surpris.
Philippe Jaccottet, L’encre serait de l’ombre, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 2011, pp.309-316.