La rencontre de Kovaliov avec son nez

Il sortit du café en se pinçant les lèvres et bien résolu, contre sa coutume, à n’adresser ni regard, ni sourire à personne. Soudain il s’arrêta, cloué sur place : un événement incompréhensible se passait sous ses yeux : un landau venait de s’arrêter devant la porte d’une maison ; la portière s’ouvrit ; un personnage en uniforme sauta tout courbé de la voiture et grimpa l’escalier quatre à quatre. Quels ne furent pas la surprise et l’effroi de Kovaliov en reconnaissant dans ce personnage… son propre nez ! À ce spectacle extraordinaire il crut qu’une révolution s’était produite dans son appareil visuel ; il sentit ses jambes flageoler, mais décida pourtant d’attendre coûte que coûte le retour du personnage. Il demeura donc la tremblant comme dans un accès de fièvre. Au bout de deux minutes, le Nez réapparut ; il portait un uniforme brodé d’or, à grand col droit, un pantalon de chamois et une épée au côté. Son bicorne à plumes laissait inférer qu’il avait rang de conseiller d’État. Il faisait à coup sûr une tournée de visites. Il regarda de côté et d’autre, héla sa voiture, y prit place et disparut.

Le pauvre Kovaliov tout pantois ne savait que penser de cet étrange incident. Comment diantre son nez, hier encore ornement de son visage et incapable de se mouvoir, pas plus à pied qu’en voiture, portait-il aujourd’hui l’uniforme ? Il courut derrière la voiture qui, heureusement pour lui, s’arrêta bientôt devant le Bazar. Kovaliov s’y précipita à travers une rangée de vieilles mendiantes, dont le visage entièrement emmitouflé, sauf deux ouvertures pour les yeux, provoquait d’ordinaire ses quolibets. Il n’y avait pas encore grand monde. Kovaliov se sentait si déprimé qu’il ne savait à quoi se résoudre. Ses yeux cherchaient le monsieur dans tous les coins ; ils le découvrirent enfin, arrêté devant une boutique. Le visage dissimulé dans son grand col droit, le Nez se plongeait tout entier dans l’examen des marchandises.

« Comment faire pour l’aborder ? songeait Kovaliov. Tout, le bicorne, l’uniforme, indique le conseiller d’État. Que décider ? »

Il tourna autour du personnage en toussotant. Mais le Nez ne bougea pas.

« Monsieur, dit enfin Kovaliov en s’armant de courage, monsieur…

– Que désirez-vous ? demanda le Nez en se retournant.

– Je suis surpris, monsieur ; vous devriez, il me semble, un peu mieux connaître votre place. Mais puisque je vous retrouve… Avouez que…

– Mille pardons, je ne parviens pas à comprendre ce que vous voulez dire ; expliquez-vous. »

« Comment lui expliquer ? » songea Kovaliov qui, s’enhardissant, reprit : « Évidemment, je… Mais enfin, monsieur, je suis major. Et je ne saurais, convenez-en, me promener sans nez. Que pareille aventure arrive à une vendeuse d’oranges pelées du pont de l’Ascension, passe encore ! Mais moi, monsieur, je suis en passe d’obtenir. Et puis, je suis reçu dans de nombreuses maisons ; je compte parmi mes connaissances Mme la conseillère Tchékhtariov, et bien d’autres dames… Je ne sais vraiment… Excusez, monsieur (ici, le major Kovaliov haussa les épaules), mais à parler franc, si l’on envisage la chose selon les règles de l’honneur et du devoir… Bref, vous conviendrez.

– Je n’y comprends goutte, répéta le Nez ; expliquez-vous plus clairement.

– Monsieur, répliqua Kovaliov d’un ton fort digne, je ne sais quel sens donner à vos paroles… L’affaire est pourtant bien claire… Enfin, monsieur, n’êtes-vous pas mon propre nez ? »

Le Nez considéra le major avec un léger froncement de sourcils. « Vous vous trompez, monsieur, je n’appartiens qu’à moi-même. D’étroites relations ne sauraient d’ailleurs exister entre nous. À en juger par les boutons de votre uniforme, nous appartenons à des administrations différentes. »

Nicolas Gogol, Le Nez, trad. Henri Mongault, Paris, Gallimard, 2015, pp.23-26.

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