La succession sans fin des jours

Je lui écrivis, l’invitai à venir me rejoindre, se reposer un peu, changer d’air, d’idées. Mais peut-être était-ce précisément ce dont il ne voulait pas. Car il se déroba, me répondit par de vagues excuses. Et sans doute y avait-il pour lui quelque chose de plus important que le repos, ou qu’il lui fallait atteindre d’abord, avant de seulement pouvoir penser au repos, et qu’il ne pouvait atteindre qu’à travers ce même air, quelque chose qu’il ne pouvait découvrir que là-bas, assis sur ce banc où il passait sans doute ses journées sans même plus attendre maintenant le premier jeudi du prochain mois, sans plus rien attendre du tout peut-être, sans plus rien chercher, pas même une réponse, se contentant de rester là, dans la lente et identique succession des heures, des jours, sur le décor inchangé, immuable, l’antique et vénérable terre, le vieux monde souillé sans cesse ressurgissant à chaque aube dans son originelle virginité sous l’éclatante lumière, sans mystère, évident : le ciel, les maisons, l’immémorial écho des seaux entrechoqués, les enfants se poursuivant, les faméliques Arabes assis le long des murs, la voiturette de la marchande de glaces qu’elle remplacerait l’hiver par la table à beignets, et les nickels des vélos enchevêtrés le long des rues étroites à l’heure du déjeuner, et l’odeur des sardines grillées en plein vent devant chaque porte, et les groupes palabrants de gitans avec leurs chemises blanches, leurs dents blanches et éclatantes, leurs chapeaux sombres et leurs foulards de soie, roses, vert amande, bleu ciel, et les murs griffés de graffitis avec leurs fatidiques têtes de mort gravées au clou dans le plâtre friable, leurs cœurs votifs, leurs rupestres dessins phalliques et leurs hordes déteintes d’animaux sauvages, zèbres, éléphants d’Hannibal, tigres bondissant hors des affiches déchirées des cirques, et les proclamations de grèves, les annonces de meetings, les infatigables phrases de colère, de révolte, d’infatigable espoir, et les visages dépeignés, les longs cheveux noirs et huileux pendants, se penchant aux fenêtres entre les pots de fleurs faits de vieilles boîtes de conserves, les voix aiguës appelant : Marce-e-e-e-el ! ou : Paqui-i-i-i-ta, le cri montant, ondulant, s’étirant, et retombant, et les chiens au trot flasque, oblique, flairant les tas de détritus aux angles des ruelles où le soleil s’enfonce comme un coin, un contrefort de lumière piqueté par les points clairs des mouches, et la mouche posée sur une joue barbouillée d’enfant, et les jeunes gens se balançant nonchalamment sur leurs chaises à la terrasse du petit café devant les guéridons veufs de consommations, sifflant d’envie au passage d’une fille ou d’une moto, les suivant longuement des yeux, mains aux poches, paupières mi-closes, têtes légèrement penchées pour éviter la fumée de la cigarette collée au coin des lèvres, sans cesser de se balancer d’avant en arrière, et les éternels joueurs de boules, et le chant solitaire d’un oiseau en cage arrivant du fond d’une cour par-delà les toits, par-delà le temps, le silence : tout de nouveau dans l’ordre reformé, indestructible, jusqu’au vent lui-même, de nouveau là, les premières rafales du vent d’automne secouant sporadiquement la tente du café, la tordant, la gonflant et la dégonflant avec des claquements secs, comme des coups de feu.

Dans peu de temps, il serait de nouveau installé et nous en aurions jusqu’à l’été prochain. Bientôt il soufflerait de nouveau en tempête sur la plaine, finissant d’arracher les dernières feuilles rouges des vignes, achevant de dépouiller les arbres courbés sous lui, force déchaînée, sans but, condamnée à s’épuiser sans fin, sans espoir de fin, gémissant la nuit en une longue plainte, comme si elle se lamentait, enviait aux hommes endormis, aux créatures passagères et périssables leur possibilité d’oubli, de paix : le privilège de mourir.

Claude Simon, Le vent, Paris, Éditions de Minuit, 2013, pp.313-315.

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