Ni Lope, ni Calderon. Rien que le décor

Non. Ni Lope de Vega, ni Calderon. Rien que le décor : la façade de pierre sur la place, nue, morte, vide, tantôt cuite par le soleil, tantôt dans l’ombre, seulement râclée, rabotée sans trêve par l’infatigable vent, et pas d’acteurs bavards venant sur le devant de la scène raconter leurs secrets, leurs souffrances, mais quelque chose de muet, d’aussi muet que le décor, le mur nu, la lourde porte. Et complètement, totalement muet ; même pas une pantomime avec des gestes expressifs, des attitudes, des mimiques : quelque chose où il y aurait au fond cette façade de maison cossue et sévère, et les acteurs apparaissant, traversant la scène sans s’attarder, passant devant la maison, y entrant ou en sortant avec ce même masque muet, impersonnel, muré, une simple suite d’allées et venues, inexplicables, inexpliquées, la scène restant de longs moments vide, seulement occupée par le vent, entre deux apparitions, deux passages silencieux (tout au plus les acteurs allant jusqu’à parler du temps qu’il fait, de riens, du repas qu’ils ont pris ou de la couleur d’une robe) et tout à coup, sans qu’il se soit passé autre chose, sans que personne ait élevé la voix, ou hâté le pas, ou gémi, ou, encore moins, couru : un cercueil, une mort, et cela sans qu’aucun des visages se départisse de cette indestructible impossibilité, comme s’il ne se passait rien derrière les murs, rien non plus derrière les visages, comme s’il n’y avait rien sous les vêtements, pas de corps, et rien non plus sous les fronts, pas de pensées, pas de cœurs, pas d’organes souffrant, désirant, furieux, passionnés et fragiles, et non pas non plus ostensiblement porteurs (les personnages) d’épées, de spectaculaires rapières ou dagues relevant leurs capes, même pas de bagues à poison, comme si tout cela était inutile, bon tout au plus pour des habitants de Vérone ou de Saragosse sous le règne de Ferdinand d’Aragon, eux (les personnages modernes) doués sans doute de pouvoirs, d’armes occultes, ou ultra-perfectionnées comme dans les romans de science-fiction, en tout cas invisibles, et leur donnant le pouvoir, sans faire un geste ni proférer un mot, de se foudroyer à distance, l’un tombant mort sans que l’autre ait même regardé dans sa direction, ou esquissé un mouvement ; et mieux : se portant des coups sans se voir, en aveugles, sans même les sentir (la perfection des armes étant telle) comme ces personnes qui s’aperçoivent seulement après coup qu’elles se sont blessées, disant : « Où est-ce que j’ai bien pu me faire ça ? », ou rentrant chez elles après avoir échappé à un accident, apparemment indemnes, intactes, et tout d’un coup (une heure, ou un jour, ou une semaine après) se sentant subitement mal, se mettant au lit, et mourant, leur masque de mort reflétant pour la première fois l’expression de quelque chose : celle d’une indicible surprise, légèrement offusquée, légèrement scandalisée d’un indicible étonnement.

Claude Simon, Le vent, Paris, Éditions de Minuit, 2013, pp.281-283.

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