C’est la guerre
La débâcle
La messe est à sept heures du matin. Avant l’élévation la sirène sonne. C’est l’alerte. Des bombes tombent. Les vitraux de l’église tremblent. Le prêtre affolé se tourne vers Maman Guite et moi. Il nous fait le signe de la croix. Dans son autre main il tient le calice recouvert d’un tissu. Plié en deux de peur il se sauve vers la cure. Maman Guite n’en croit pas ses yeux. Elle dit vieux salaud. On fait le signe de la croix. On sort de l’église. Les bombes tombent. C’est loin. On marche vite dans la rue. Maman Guite rencontre quelqu’un qu’elle connaît. Il dit qu’il part avec ses enfants. Qu’il faut s’en aller. Dans l’avenue les arbres ont des jolies feuilles vertes. Il y a un merle avec son bec jaune. Les bombes tombent. J’ai une toupie dans ma poche. J’aimerais voir les bombes. L’homme rencontré a l’air d’avoir aussi peur que le curé. Le ciel est bleu. Bleu. Bleu. C’est clair. C’est doux. Il fait bon. On est bien. Les bombes tombent. Le merle avec son bec jaune sautille dans le caniveau. Plus loin c’est un moineau. Un moineau bien gras. Je lui fais pschchch. Il s’envole. L’air a un goût de caramel. Maman Guite marche vite. Je cours un peu pour la suivre. Maman Guite a la tête en avant. Comme si elle allait enfoncer quelque chose. Elle est forte. Avec elle on n’a pas peur. J’ai envie de faire tourner ma toupie. La toupie qui tourne ça me fait penser que rien n’est vrai. Que tout peut s’envoler. Que moi aussi je peux m’envoler. Les bombes tombent. Maman Guite me dit c’est en feu. Au-dessus des toits c’est de la fumée épaisse. On marche. Il me semble qu’il y a quelque chose de rose dans tout ce qui nous entoure. Maman Guite me prend la main. On entre dans le commissariat de police. Le commissaire de police dit madame est-ce que vous n’êtes pas folle d’être dans la rue avec un enfant. Maman Guite dit qu’elle est venue le voir justement pour savoir ce qu’il faut faire. Le commissaire de police lui dit madame si vous pouvez partir partez. Maman Guite demande quand. Le commissaire de police lui dit tout de suite. Il dit c’est la défaite. Les Allemands sont en France. Ils avancent comme dans du beurre. Maman Guite demande où ils sont. Le commissaire de police lui dit que personne n’en sait rien. Une heure avant ils étaient là une heure après ils sont ailleurs. On n’a jamais vu ça. Maman Guite dit qu’elle a trois frères au front. Le commissaire de police lui dit qu’il n’y a plus de front. C’est la débandade partout. L’armée française est vaincue. Les bombes tombent. Partez madame dit le commissaire de police. J’ai une voiture dit Maman Guite. Raison de plus partez. Prenez l’enfant et partez. On court à la maison. On entasse tout ce qu’on peut dans la voiture. Du tissu. Des draps. Des oreillers. Des habits. Des souliers. La voiture est pleine à craquer. Au dernier moment par-dessus le bric-à brac Maman Guite jette la photo de son mari mort. On monte dans la voiture. Il faut prendre de l’essence. Le garagiste dit vous voulez de l’essence dépêchez-vous. Vous serez la dernière. Après vous je lâche mon essence dans la rigole. J’ai des ordres de ne pas laisser d’essence pour les Boches. On traverse la ville. Il y a beaucoup de gens sur les trottoirs. Avec des valises et des sacs. Les uns vont dans un sens les autres dans l’autre. Maman Guite nous emmène chez la tante de la campagne. Elle n’a jamais fait une si longue route depuis qu’elle a sa voiture. Les bombes ne tombent plus. La fin de l’alerte n’a même pas sonné. Les rideaux des magasins sont tirés. Ça fait mort. On est arrêtés par deux gendarmes. Ils regardent Maman Guite. Ils me regardent. Ils regardent dans la voiture. Ils demandent à Maman Guite où elle va. Ils font signe de passer. Quand on démarre ils font le salut. On traverse un pont sur le fleuve. La ville est dans le soleil et le bleu. Toutes les maisons de la ville sont dans le soleil et le bleu. L’eau du fleuve est verte. On la voit loin là-bas l’eau est verte limpide. J’irais bien dans l’eau verte. Je ne sais pas nager. L’eau est verte et le pont est blanc. Il y a des gendarmes mais ils ne nous demandent rien. La voiture est trop chargée dit Maman Guite. Elle dit que son mari mort nous protégera.
Le retour en ville
La route est encombrée de déchets, d’objets cassés, des meubles, des dossiers que le vent feuillette, des bicyclettes sans roues, des machines à écrire, des poupées, des vêtements neufs, des vêtements usagés, des vêtements déchirés, des voitures d’enfants, des chaussures, un biberon, une descente de lit, des cartons vides, des valises vides, des cageots vides, des sacs de jute vides, un polochon, une chemise d’homme, des outils, des pneus de voiture, des sièges de voiture, des phares de voiture, une perruque de femme, un chat mort en décomposition, on lui voit les côtes, le pelage a été rogné, un cheval mort, ses yeux couverts de mouches bleues, sa langue rose et violette couverte de mouches bleues, un bidet en fer, des matelas, un chapeau d’homme, un tas de sachets de graines, des gants, une montre écrasée, un lapin sans tête, la route est sale, jonchée de morceaux de bois qu’il faut éviter avec la voiture, Maman Guite conduit prudemment, elle dit qu’elle n’est pas près d’oublier, elle dit comment on va retrouver la maison, la route est grasse, gluante, noire, bleue, grise, avec des taches, des petites et des grandes taches, On dirait du sang séché, Maman Guite dit c’est du Sang séché, les chicanes ont été défoncées, on roule dessus, ça fait sauter la voiture, le long de la route il n’y a personne, les petites villes sont désertes, les volets et les portes des maisons sont fermés, il y a des panneaux indicateurs blancs avec des lettres noires, écrits en allemand, maman Guite dit qu’est-ce qu’on va trouver en arrivant, on n’a pas croisé une seule voiture depuis le départ, il y a un garagiste ouvert, Maman Guite s’arrête, le garagiste dit qu’il n’y a plus d’essence, Maman Guite lui dit que s’il ne veut pas vendre d’essence il n’a qu’à faire autre chose, le garagiste lui dit il n’y a plus d’essence nulle part, en France il n’y a plus d’essence, et pour rouler en voiture il faut un laissez-passer des Allemands, sans laissez-passer vous allez vous faire arrêter par les Allemands, et c’est pas des rigolos, Maman Guite a peur au volant, elle dit pourvu qu’on ne rencontre pas d’Allemands, l’orage inonde la route, on a du mal à voir devant, Maman Guite dit avec ça on ne risque pas de trouver des Allemands, les éclairs zigzaguent, dans la voiture le bruit du tonnerre est assourdi, il pleut, ça fait de la buée et des grosses bulles par terre, il pleut, ça tonne, il pleut, la sentinelle allemande fait signe de stopper au bout du pont, un grand manteau de caoutchouc vert-gris jusqu’aux pieds, le casque ruisselle, le fusil en bandoulière, la figure trempée, Maman Guite lui montre son portefeuille ouvert, on a le droit de passer, en refermant son portefeuille Maman Guite voit qu’au lieu de ses papiers elle a montré à la sentinelle une image de saint Antoine de Padoue, il pleut, la ville est morte.
La libération
Ils sont là. Chars. Camions. Jeeps. Toutes les cloches sonnent. Des jeunes filles sur les chars. Des jeunes filles dans les camions. Des jeunes filles dans les jeeps. Ils sont là. Ils serrent les mains. La foule est énorme. La foule crie Vive de Gaulle. La foule crie Vive les Américains. La foule crie Vive la Libération. La foule se bouscule. La foule se piétine. Des femmes pleurent. Des hommes pleurent. La foule s’embrasse. C’est les Américains. C’est les G.I. On ne sait pas prononcer. On pleure. On rit. On crie. On applaudit. On chante. La foule est mouvante. La foule est pesante. La foule est énorme. Des filles vous attrapent la tête à deux mains et vous enfoncent leur langue dans la bouche. Elles le font avec un autre. Avec un autre. Les femmes sont folles. Les femmes sont folles. Les chars ne peuvent plus avancer. Les camions ne peuvent plus avancer. Les jeeps ne peuvent plus avancer. Engloutis par la foule. Des soldats crient en américain. La foule répond O.K. O.K. Les Américains rient. Un Américain sur un char tient relevée jusqu’à la taille la robe d’une jeune fille qui rit en secouant la tête. La foule crie la culotte la culotte. La jeune fille croise ses mains sur son sexe. Elle rit. Elle tire la langue à la foule. Le char passe. Les Américains enlacent les filles dans les jeeps. Ils s’embrassent à pleine bouche. La foule crie un baiser un baiser. Il y a des soldats français. La foule crie les Français les Français. Sur le balcon du grand hôtel au dernier étage les Américains sortent des chambres des filles toutes nues. Ils leur pelotent les seins et leur glissent la main entre les cuisses. Ils les renversent par la taille pour les embrasser. Ils se les repassent. La foule hurle. La foule acclame. La foule veut des cigarettes. Des américaines. Dans la foule une femme jette son soutien-gorge en l’air. Dans la foule une femme jette sa culotte en l’air. La foule est massée. La foule est compressée. La foule crie. La foule est heureuse. Les filles vous entraînent par la main à travers la foule. Les filles vous entraînent par la main dans un coin isolé. Les filles vous ouvrent la braguette. Les filles vous sucent. Les filles vous disent je vais sucer toute la nuit. Les filles se noient dans la foule. Les rues sont de la foule. Les avenues sont de la foule. Les places sont de la foule. Les Américains jettent des barres de chocolat. La foule hurle. La foule tend les bras pour les attraper. Les Américains jettent des boîtes de rations militaires. La foule hurle. La foule tend les bras pour les attraper. La foule se bat. Les filles veulent entrer dans les hôtels des Américains pour être sur les balcons avec eux. À l’entrée de l’hôtel il y a des sentinelles avec des casques blancs et les deux lettres M.P. On dit ça c’est des durs. On ne sait pas. On ne sait rien. La foule hurle. La foule danse sur place. La foule se frotte. On a des mains qui branlent. La foule s’enlace. La foule s’aime. Sur le quai au bord de l’eau des soldats font l’amour avec des femmes. Il y en a qui attendent leur tour. Sous les ponts il y a des culottes de femmes. La foule hurle. La foule roucoule. Dans une rue en retrait trois hommes en tuent un autre à coups de pied. Les cafés sont pleins. On ne peut plus entrer. Les consommations sont gratuites. Ça chante des chansons obscènes. C’est la Libération. C’est les Américains. C’est de Gaulle. C’est la France. Il y a trois miliciens pendus à des arbres. Leurs bérets sur la tête. Il y a des adolescents avec des fusils de chasse. Il y a des adolescentes avec des fusils de chasse. La foule vacarme. La foule clameur. La foule crie Amérique Amérique. La foule crie Guynemer Guynemer. Des hommes avec des brassards tricolores tuent un jeune homme à coups de revolver. Devant une vitrine qui éclate. C’est la nuit. La foule oscille. La foule se déplace en se laissant porter. Les gens aux fenêtres. Les gens qui crient. Les gens qui chantent. La foule remue avec la nuit. La foule est une bête énorme. Sur les trottoirs il y a des couples qui font l’amour. Debout contre les murs. Debout contre les portes. Sur l’herbe qui entoure le monument. Derrière des grilles. Des femmes disent toi viens m’enfiler. Des femmes disent je n’ai pas de culotte. Des femmes disent tu me prendras comme tu voudras. La nuit est tiède. La nuit est épaisse. La foule s’écoule. En face de la caserne où sont maintenant les Américains le bordel est ouvert. Lanterne rouge. Une putain en jupe courte sur la porte. C’est le petit jour.
Louis Calaferte, C’est la guerre, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1993, pp.97-100 ; pp.127-128 ; pp.231-234.