Entrer dans sa mort
À genoux, le dos courbé, Thomas creusait la terre. Autour de lui s’étendaient quelques fosses au bord desquelles le jour se tenait refoulé. Pour la septième fois, il préparait lentement, en laissant dans le sol l’empreinte de ses mains, un grand trou qu’il élargissait à sa taille. Et tandis qu’il le creusait, le vide, comme s’il eût été rempli par des douzaines de mains, puis par des bras, enfin par le corps tout entier, offrait à son travail une résistance que bientôt il ne pouvait plus vaincre. La tombe était pleine d’un être dont elle absorbait l’absence. Un cadavre indélogeable s’y enfonçait, trouvant dans cette absence de forme la forme parfaite de sa présence. C’était un drame dont l’horreur était ressentie, dans leur sommeil, par les hommes du village. Dès que, la fosse achevée, Thomas s’y jetait, ayant suspendu à son cou une grosse pierre, il se heurtait à un corps mille fois plus dur que le sol, le corps même du fossoyeur déjà entré dans la tombe pour la creuser. Cette fosse qui avait exactement sa taille, sa forme, son épaisseur, était comme son propre cadavre, et chaque fois qu’il cherchait à s’y enfouir, il ressemblait à un mort absurde qui aurait essayé d’enterrer son corps dans son corps. Il y avait donc désormais, dans toutes les sépultures où il aurait pu prendre place, dans tous les sentiments qui sont aussi des tombes pour les morts, dans cet anéantissement par lequel il mourait sans permettre qu’on le crût mort, il y avait un autre mort qui l’avait devancé et qui, identique à lui, poussait jusqu’à l’extrême l’ambiguïté de la mort et de la vie de Thomas. Dans cette nuit subterrestre où il était descendu avec les chats et les rêves des chats, un sosie, entouré de bandelettes, les sens fermés de sept sceaux, l’esprit absent, occupait sa place, et ce sosie était le seul avec qui il ne pût transiger, puisqu’il était le même que lui, réalisé dans le vide absolu. Il se penchait sur cette tombe glaciale. De même que l’homme qui se pend, après avoir repoussé l’escabeau sur lequel il s’appuyait encore, dernier rivage, au lieu de ressentir le saut qu’il fait dans le vide, ne sent que la corde qui le tient, tenu jusqu’au bout, plus que jamais attaché, lié comme il ne l’a jamais été à l’existence dont il voudrait se détacher, lui aussi se sentait, au moment où il se savait mort, absent, tout à fait absent de sa mort. Ni son corps qui lui laissait au fond de lui-même le froid que donne le contact d’un cadavre et qui n’est pas le froid mais l’absence de contact, ni l’obscurité qui suintait de tous ses pores et, même lorsqu’il était visible, faisait qu’on ne pouvait se servir d’aucun sens, d’aucune intuition et pas davantage d’une pensée pour le voir, ni ce fait qu’à aucun titre il ne pouvait passer pour vivant ne suffisait à le faire passer pour mort. Et ce n’était pas un malentendu. Il était réellement mort et en même temps repoussé de la réalité de la mort. Il était, dans la mort même, privé de la mort, homme affreusement anéanti, arrêté dans le néant par sa propre image, par ce Thomas courant au-devant de lui, porteur de flambeaux éteints et qui était comme l’existence de la dernière mort. Déjà, alors qu’il se penchait encore sur ce vide où il voyait son image dans l’absence totale d’images, saisi par le plus violent vertige qui fût, vertige qui ne le faisait pas tomber, mais l’empêchait de tomber et qui rendait impossible la chute qu’il rendait inévitable, déjà la terre s’amincissait autour de lui, et la nuit, une nuit qui ne répondait plus à rien, qu’il ne voyait pas et dont il ne sentait la réalité que parce qu’elle était moins réelle que lui, l’environnait. Sous toutes les formes, il était envahi par l’impression d’être au cœur des choses. Même à la surface de cette terre où il ne pouvait pénétrer, il était à l’intérieur de cette terre dont le dedans le touchait de toutes parts. De toutes parts, la nuit l’enfermait. Il voyait, il entendait l’intimité d’un infini où il était enserré par l’absence même de limites. Il sentait comme une existence accablante l’inexistence de cette vallée de la mort. Peu à peu venaient jusqu’à lui les effluves d’un terreau âcre et mouillé. Comme celui qui, vivant, se réveille dans son cercueil, il voyait avec effroi la terre impalpable où il flottait se transformer en un air sans air, rempli d’odeurs de terre, de bois pourri, d’étoffe humide. Maintenant réellement enterré, il se découvrait, sous des couches amoncelées d’une matière qui ressemblait à du plâtre, dans un caveau où il étouffait. Il trempait dans un milieu glacé parmi des objets qui l’écrasaient. S’il existait encore, c’était pour reconnaître, dans cette chambre pleine de fleurs funèbres, de lumière spectrale, l’impossibilité de revivre. Il retrouvait le souffle dans l’asphyxie. Il retrouvait la possibilité de marcher, de voir, de crier au sein d’une prison où il était confiné dans le silence et le noir impénétrables. Étrange horreur que la sienne, tandis que, franchissant les derniers barrages, il apparaissait sur la porte étroite de son sépulcre, non pas ressuscité, mais mort et ayant la certitude d’être arraché en même temps à la mort et à la vie. Il marchait, momie peinte ; il regardait le soleil qui s’efforçait de faire paraître sur sa figure absente un visage souriant et vivant. Il marchait, seul Lazare véritable dont la mort même était ressuscitée. Il avançait, passant par-dessus les dernières ombres de la nuit, sans rien perdre de sa gloire, couvert d’herbes et de terre, allant, sous la chute des étoiles, d’un pas égal, du même pas qui, pour les hommes qui ne sont pas enveloppés d’un suaire, marque l’ascension vers le point le plus précieux de la vie.
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1950, pp.38-42.