Le moteur blanc
I
J’ai vite enlevé
cette espèce de pansement arbitraire
je me suis retrouvé
libre
et sans espoir
comme un fagot
ou une pierre
je rayonne
avec la chaleur de la pierre
qui ressemble à du froid
contre le corps du champ
mais je connais la chaleur et le froid
la membrure du feu
le feu
dont je vois
la tête
les membres blancs.
II
Le feu perce en plusieurs points le côté sourd du ciel, le côté que je n’avais jamais vu.
Le ciel qui se hisse un peu au-dessus de la terre. Le front noir. Je ne sais pas si je suis ici ou là,
dans l’air ou dans l’ornière. Ce sont des morceaux d’air que je foule comme des mottes.
Ma vie s’arrête avec le mur ou se met en marche là où le mur s’arrête, au ciel éclaté. Je ne cesse pas.
III
Mon récit sera la branche noire qui fait un coude dans le ciel.
IV
Ici, il ouvre sa bouche blanche. Là, il se défend sur toute la ligne, avec ces arbres retranchés, ces êtres noirs. Là encore, il prend la forme lourde et chaude de la fatigue, comme des membres de terre écorchés par une charrue.
Je m’arrête au bord de mon souffle, comme d’une porte, pour écouter son cri.
Ici, dehors, il y a sur nous une main, un océan lourd et froid, comme si on accompagnait les pierres.
V
Je sors
dans la chambre
comme si j’étais dehors
parmi des meubles
immobiles
dans la chaleur qui tremble
toute seule
hors de son feu
il n’y a toujours
rien
le vent.
VI
Je marche, réuni au feu, dans le papier vague confondu avec l’air, la terre désamorcée. Je prête mon bras au vent.
Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin dans le champ, nous sommes presque à égalité. A mi-genoux dans les pierres.
A côté, on parle de plaie, on parle d’un arbre. Je me reconnais. Pour ne pas être fou. Pour que mes yeux ne deviennent pas aussi faibles que la terre.
VII
Je suis dans le champ
comme une goutte d’eau
sur du fer rouge
lui-même s’éclipse
les pierres s’ouvrent
comme une pile d’assiettes
que l’on tient
dans ses bras
quand le soir souffle
je reste
avec ces assiettes blanches et froides
comme si je tenais la terre
elle-même
dans mes bras.
VIII
Déjà des araignées courent sur moi, sur la terre démembrée. Je me lève droit au-dessus des labours, sur les vagues courtes et sèches,
d’un champ accompli et devenu bleu, où je marche sans facilité.
IX
Rien ne me suffit. Je ne suffis à rien. Le feu qui souffle sera le fruit de ce jour-là, sur la route en fusion qui réussit à devenir blanche aux yeux heurtés des pierres.
X
Je freine pour apercevoir le champ vide, le ciel au-dessus du mur. Entre l’air et la pierre, j’entre dans un champ sans mur. Je sens la peau de l’air, et pourtant nous demeurons séparés.
Hors de nous, il n’y a pas de feu.
XI
Une grande page blanche palpitante dans la lumière dévastée dure jusqu’à ce que nous nous rapprochions.
XII
En lâchant la porte chaude, la poignée de fer, je me trouve devant un bruit qui n’a pas de fin, un tracteur. Je touche le fond d’un lit rugueux, je ne commence pas. J’ai toujours vécu. Je vois plus nettement les pierres, surtout l’ombre qui sertit, l’ombre rouge de la terre sur les doigts quand elle est fragile, sous ses tentures, et que la chaleur ne nous a pas cachés.
XIII
Ce feu, comme un mur plus lisse en prolongement vertical de l’autre et violemment heurté jusqu’au faîte où il nous aveugle, comme un mur que je ne laisse pas se pétrifier.
La terre relève sa tête sévère.
Ce feu comme une main ouverte auquel je renonce à donner un nom. Si la réalité est venue entre nous comme un coin et nous a séparés, c’est que j’étais trop près de cette chaleur, de ce feu.
XIV
Alors, tu as vu ces éclats de vent, ces grands disques de pain rompu, dans le pays brun, comme un marteau hors de sa gangue qui nage contre le courant sans rides dont on n’aperçoit que le lit rugueux, la route.
Ces fins éclats, ces grandes lames déposées par le vent.
Les pierres dressées, l’herbe à genoux. Et ce que je ne connais pas de profil et de dos, dès qu’il se tait : toi, comme la nuit.
Tu t’éloignes.
Ce feu dételé, ce feu qui n’est pas épuisé et qui nous embrase, comme un arbre, le long du talus.
XV
Ce qui demeure après le feu, ce sont les pierres disqualifiées, les pierres froides, la monnaie de cendre dans le champ.
Il y a encore la carrosserie de l’écume qui cliquette comme si elle rejaillissait de l’arbre ancré dans la terre aux ongles cassés, cette tête qui émerge et s’ordonne, et le silence qui nous réclame comme un grand champ.
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante suivi de Ou le soleil, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 1984, pp.59-74.