Tu es là tout va bien
Il me semble que ça dû commencer par cet oiseau presque immobile dans le bas du ciel, c’est à peine si on voyait bouger les ailes, un oiseau du fleuve, une sterne, une mouette grise peut-être, il survolait le chemin du fleuve, il survolait le fleuve d’un trait, d’un seul coup d’aile en direction de la mer puis il revenait. Je me souviens d’avoir regardé l’oiseau, de m’être demandé ce que je faisais à une heure pareille sur un chemin où je ne venais jamais et ne m’étais pas même dit que je venais, n’ayant bientôt plus à voir dans le ciel bas, plombé, que les tours de la centrale, l’épaisse, lourde fumée blanche qui se mêlait aux nuages et le bois qui de ce côté longeait le chemin, cachant le village, les petites maisons basses par où j’étais venue, les jardins derrière les murs. Il y a eu ce moment je me souviens où je me suis dirigée vers le fleuve et me suis mise à marcher sur le chemin, et alors j’ai vu l’oiseau filer bas dans le ciel dans un sens puis dans l’autre et j’ai dû me dire que ça commençait, que là dans tout ce froid et ce gris et la solitude du chemin, comme sur la scène d’un théâtre dans la hâte et l’obscurité s’installent de nouveaux décors, calmement, à pas feutrés et venu d’on ne sait quelles profondeurs quelque chose prenait place. J’ai pensé aux choses qui commençaient, au froid et au gris et à la tristesse de ces jours-là. À toi là-bas dans la petite chambre qui peut-être, quelque part autour du lit, autour des livres, dans la pénombre douce des lampes et l’air que tu respirais délicatement, si délicatement, percevais ce qui venait vers toi, arrivait lentement, à pas comptés, mesurés comme le fauve qui avance vers sa proie, de loin l’a repérée dans les buissons et le taillis. Le fauve avançait doucement et doucement tu te mettais à l’écart, tu te retirais comme on se retire pour ces choses-là sans se dérober, à peine un repli, un silence plus grand, et ce regard plein de fatigue et de lenteur qu’on voit à ceux qui renoncent, alors on comprenait, on se disait qu’une sorte de patience, de vaillance peut-être t’avaient fait tenir jusqu’aux derniers mois, aux derniers jours, que peut-être là sous le grand, le terrible dénuement quelque chose d’inconnu, quelque chose d’insoupçonnable t’avait fait résister, tenir comme tiennent les braves et même les autres, à ces moments-là on ne distingue plus rien de la bravoure ni de la faiblesse ni de toutes ces choses qu’on ne peut s’empêcher d’imaginer, et qu’à présent tout ça, la vaillance, la patience et tout ce qu’il avait fallu pour arriver jusque-là c’était fini, ça avait assez duré. Il y a eu ce moment j’ignore lequel où ton sourire a disparu pour ne plus revenir, je ne crois pas l’avoir pensé, fût-ce sans mots sans images me l’être dit comme parfois on se dit les choses. Un jour, une de ces dernières fois dont on ignore qu’elles sont les dernières tu as souri, ton visage a paru s’éclairer, il a paru dire Tu es là tout va bien, puis tu t’es éloigné sans te retourner, sans plus rien dire tu as dérivé sur cette sorte de bateau, ce courant qui t’emportait, ce devait être dans les premiers jours de novembre, les arbres avaient encore leurs feuilles, je voyais par la fenêtre de la chambre l’acacia, de plus en plus frêle, de plus en plus fragile venir d’un coup de vent, d’une soudaine et timide envolée frôler encore les carreaux, à dire vrai il y avait de moins en moins de vent, tout dans l’air autour de soi semblait s’immobiliser de son poids de gris et de silence, son poids d’inquiétude. Je ne voyais pas que tu avais cessé de sourire, je ne voyais pas que le visage, le regard imperceptiblement se détournaient, il y a des choses comme ça qu’on ne voit pas, mais je voyais le courant, je voyais le bateau, plus tard j’ai pensé à Jim Jarmusch, au bateau emportant sur le fleuve l’homme qui va mourir, au vieil Indien qui d’un grand geste vers le fleuve lançait le bateau et alors on le voyait s’éloigner avec l’homme allongé face au ciel dans la grande belle trouée de lumière entre les rives. Sur le lit de cette chambre où je t’avais laissé quand j’étais partie, quand j’avais repris le train, traversant la grande plaine de Beauce, Étampes puis les banlieues dans le ciel bas, la sorte de brume, de douceur grise de ces jours-là, revenant comme on revient quand quelque chose doucement se casse, et alors je n’étais pas rentrée tout de suite dans ma maison de B*, je ne sais pourquoi j’étais venue à cette heure de l’après-midi, du soir qui commençait, dans ce village distant d’une dizaine, une douzaine de kilomètres où je ne venais jamais et dont je connaissais à peine le nom, bien après la gare, bien après B*, un de ces soirs comme on les imagine en novembre, et d’un coup la nuit tombait à peine plus sombre que le jour, à peine plus triste, je me souviens de l’odeur des fumées de terre, des broussailles brûlées à la lisière d’un champ, du ciel bas, plombé où pâlissaient doucement les dernières frondaisons. Je marchais comme on marche quand on a tout son temps et nulle part où aller, je regardais le fleuve, je regardais l’oiseau aller et venir de son trait immobile, presque aussi pâle que le ciel, la fin du jour gris, du jour mouillé. Toi dont je parle, dont je n’ai jamais parlé, un de ces jours qui venaient tu allais mourir. Insensément. Ta mort allait s’immiscer, s’introduire là dans ma vie, de façon fulgurante l’infléchir, la bouleverser. J’avais eu le temps d’y penser, de l’imaginer comme on imagine ce qu’on redoute, comprenant bien que la douleur se préparait et qu’elle serait grande, ravageuse et sournoise, de ces douleurs qui sitôt apparues font leurs racines et occupent le terrain tout autour, sans bien me dire encore toutefois ce qui se passait, sans même voir que ton sourire avait disparu et que déjà tu te retirais comme on se retire le moment venu, tandis que j’achevais ce texte où pourtant invisible tu figurais, entre les mots entre les lignes comme cela se trouve parfois, ce poème où j’évoquais le retour d’Hölderlin vers l’Allemagne et cette femme, cette Suzette Gontard qu’il avait aimée
Michèle Desbordes, Les Petites Terres, Paris, Verdier, 2008, pp.9-12.