Une paix grise

Le matin claironnant, les jacinthes pavoisent la fenêtre. Le vent s’est levé qui balayant le ciel fait rendre un son pur au village nettoyé. Voici pour le regard affamé une large portion de ciel éclaboussé de nuages, un vaste horizon de terres jusqu’à la limite dentelée, la lointaine ciselure bleue. Le vent s’enrage, broyant l’espace, n’en rien retenir. Nuages aux ventres de bouvreuil, aux couleurs de sarments amassés dans les vignes nues, signes de Mars… que de perpétuelles vendanges s’inscrivent dans cette ronde échevelée ! Les terres brunes semblent soudain se tasser, paraissent vouloir échapper à cette houle, ces vagues infinies. La route au loin : quelques traits saccadés entre les haies de cyprès, une étrange mécanique cassée. Vers midi le vent cède, le ciel s’éloigne, d’un bleu profond, presque insoutenable. Les limites éclatées un cyprès explose, prenant appui sur les ruines d’un mur découpé par les âges et qui tient bon. Quelques repères semblables de loin en loin accrochent le regard. Le balancement d’un pin, l’ombre dense, un vol d’oiseau grinçant, et puis plus rien : l’été éternel sur toutes choses.

Je m’enfonce plus avant. Un maigre sentier s’élève encore et plonge dans des combes silencieuses. Je retrouve le borie perdu, ocre et noir, avec son signe d’amandier. Le trou qui servait de cheminée à cette hutte rêveuse est bouché et le thym y pousse : construction hybride entre terre et pierre, fumée ossifiée, figuier mort, herbe vivace. Fascinante métamorphose. Curieusement le chemin qui mène à cette aire de vent et de mort, à cette bouche noire, est propre, comme entretenu. Quelque chose ici veut parler.

Seules les hautes branches de l’amandier fleurissent encore, il crisse sous le vent comme un oiseau malade. Tout autour quelques plants de sauge et de thym : une vieille cuisine de chasseur solitaire, un très ancien parfum rôde et l’âcre mission, l’aride moisson du silence soulève les collines dénudées. On distingue sur le versant opposé de légères fumées immobiles, compagnons frappés à mort parmi les pins en grappes, lente veillée sans fin dans la blondeur de la lumière contre l’émail d’un ciel lisse ; longue attente parmi les signes immobiles, les gestes pétrifiés, les coupes de vent. Tout au fond de la combe (et le vent s’éloigne) j’entends couler l’eau, ressuscitée pour le simple bonheur semble-t-il, la pépite d’eau, de sable et de pierre, l’apaisement momentanée. J’aperçois encore là-haut le vieux pain recuit, la bosse magique et les deux bras roses s’agitent. Le vent semble las soudain, je ne suis plus qu’une carapace de soleil, je m’enfonce en terre. Trop de voix se dérobent. Une paix grise, exténuée.

Le froid sur la nuque, le chien impatient à mon côté et cette faim plus lointaine encore, celle qui lentement m’assaille, m’ont dressé à nouveau. Je pense aux figuiers, aux câpriers dans la pierraille. Qui miserait sur une possible métamorphose ? Et pourtant !

Pierre-Albert Jourdan, La marche, Paris, Éditions Unes, 1985, pp.18-20.

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