De l’écriture originale

En vérité, Messieurs, je ne sais pas comment une âme peut garder son courage, à la seule pensée des immenses réserves d’écriture qui s’accumulent dans le monde. Quoi de plus vertigineux, quoi de plus confondant pour l’esprit que la contemplation des murs cuirassés et dorés d’une vaste bibliothèque ; et qu’y a-t-il aussi de plus pénible à considérer que ces bancs de volumes, ces parapets d’ouvrages de l’esprit qui se forment sur les quais de la rivière, ces millions de tomes, de brochures échouées sur les bords de la Seine, comme des épaves intellectuelles rejetées par le cours du temps qui s’en décharge et se purifie de nos pensées ? Le cœur défaille en présence du nombre des œuvres, que dis-je ? du nombre même des chefs-d’œuvre… L’idée d’écrire s’assimile à l’idée d’ajouter à l’infini, et le goût de la cendre vient aux lèvres.

Dans cette vallée de Josaphat, dans cette multitude confrontée, le génie le plus rare trouve ses pairs, se confond à la foule de ses émules, de ses précurseurs, de ses disciples. Toute nouveauté se dissout dans les nouveautés. Toute illusion d’être original se dissipe. L’âme s’attriste et imagine, avec une douleur toute particulière mêlée d’une profonde et ironique pitié, ces millions d’êtres armés de plumes, ces innombrables agents de l’esprit, dont chacun se sentit, à son heure, créateur indépendant, cause première, possesseur d’une certitude, source unique et incomparable, et que voici maintenant avili par le nombre, perdu dans le peuple toujours accru de ses semblables, lui qui n’avait vécu si laborieusement et consumé ses meilleurs jours que pour se distinguer éternellement. Par l’effet de cette écrasante présence, tout s’égalise ; tout se détruit dans une coexistence insupportable. Il n’est point de thèse qui n’y trouve son antithèse, point d’affirmation qui n’y soit réfutée, point de singularité non multipliée, point d’invention qui ne soit effacée d’une autre et dévorée par une suivante, de sorte que tout enfin semble se passer comme si, les combinaisons de nos syllabes devant toutes se produire, l’acte final de ces myriades d’êtres libres et autonomes équivalait à l’opération d’une machine.

Votre docte et subtil confrère [Anatole France], Messieurs, n’a pas ressenti ce malaise du grand nombre. Il avait la tête plus solide. Pour se préserver de ces dégoûts et de ce vertige statistique, il n’eut pas besoin de lire fort peu. Loin de se trouver opprimé, il était excité de cette richesse, dont il tirait tant d’enseignements et des conséquences excellentes pour la conduite et la nourriture de son art.

On n’a pas manqué de le reprendre assez durement et naïvement d’être informé de tant de choses et de ne pas ignorer ce qu’il savait. Comment veut-on qu’il fît ? Que faisait-il qui ne s’est toujours fait ? Il n’est rien de plus neuf que l’espèce d’obligation d’être entièrement neufs que l’on impose aux écrivains.

Paul Valéry, « Remerciement à l’Académie française » in Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1957, pp.730-731.

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