Eine Frage
Notre créature d’aujourd’hui est une créature des mers du sud, de ces côtes sans cesse balayées de mousson et d’épices. Et pourtant elle a creusé tanière sous la brume des pays nordiques, là même où je l’ai rencontré. Tous deux comptions apprendre la langue des autochtones et, par le hasard des inscriptions et des jeux de table qui font s’asseoir côte à côte deux êtres qui auraient pu sans cela passer toute une vie sans jamais se connaître, nous nous trouvâmes d’abord réunis, puis lointainement amis. Tôt, je crus cerner l’étendue de la bête : assez court de taille, gonflé du ventre et de bien d’autres endroits, notamment les joues qui tombaient en dessous du menton, il était de ceux qui penchent la tête en fronçant les sourcils lorsqu’il s’agit de vous écouter, vous laissant croire soit à leur stupidité soit à la stupidité de ce que vous dîtes. Mais je me trompais gravement, je n’avais rien vu à l’étendue de la bête.
Un jour, je me pose à notre table commune, mort de la veille, de fatigue, d’alcool, et là, à mes côtés, une odeur nauséabonde, une pestilence lourde et brune mais une pestilence au lointain fond agréable, comme quelque chose de chaud avec des légumes, du curcuma et des touches de Cayenne. Je me retourne et c’était bien lui, tout charme tout sourire, les joues en-dessous du menton, la tête penchée, les sourcils froncés, c’était lui, le plat de curry tout fumant, légumes en tête, curcuma, dahl de lentilles, lui qui, de sa sempiternelle joie, plein d’épices et de bonne humeur, me jette en allemand :
– Guten Morgen ! Qu’est-ce que tu fais hier ?
Il faut le dire au public, pour s’excuser de Novalis et de Rilke, qu’à cette époque nous n’avions pas de passé mais que d’hideuses déclinaisons de présent. Et c’est pourquoi, ce jour-là, forcé de parler au présent avec mon ami le curry, sans aucune dimension, sans origine ni avenir, je compris la vacuité de tout, de Novalis au curcuma.
– Je cuisine, que je lui dis, et toi ?
– Aussi moi hier je cuisine. Hier je jogging. Hier je cherche ma fils à l’école, car mon femme elle peut pas. Je prends ma fils au parc après. J’adore les enfants. Je les prends tous au parc.
– Tous, je lui dis ?
– Tous. Ma fils et les autres.
– Tous, je redemande ?
– Tous, je dis. Ma fils et les autres. Pas différence. Je joue au parc avec. Je prends eux. J’adore prendre enfants. Ma fils et autres. Tous. Pas différence. Alle.
Et c’était comme ça un mois sans aucune variation, la même cuisine, le même parc, les mêmes enfants qu’il prenait. Un mois, je vous dis : deux semaines pour qu’on apprenne le passé, deux autres pour qu’il se mette à l’utiliser.
Un autre jour, au cours de l’habituel exercice, il m’affirme se lever tous les jours à cinq heures du matin, avant même le soleil. Je le regarde, il faut dire que j’ai une nature méfiante, ceux qui me connaissent le savent. Je le regarde donc, les joues, les sourcils, le menton, les yeux, et puis mon œil tombe, d’un coup, sur son ventre : il est millénaire, presque plus grand que lui-même, et alors, sceptique, je lui demande : Fünf ? avec les doigts. Oui, qu’il me dit, tous les jours à cinq heures, sans faute, c’est la méditation, l’introspection, le Yoga. Alors, je me repenche sur sa tête de curry et je demande à nouveau : Fünf ? Oui, oui, oui qu’il me dit : il médite très fort, c’est l’honneur de la famille, le sage de Hyderabad.
J’ai compris que tout ça c’était du pipo quand il nous a invité à jouer aux cartes avec son fameux Kind, vous savez, la fils qu’il prend dans le parc. Sauf qu’à chaque mouvement c’était le putain de bide qui sortait : changement de couleur ou de direction et hop le gros marbré qui se dégoupille, qui salue la foule, chapeau bas… une nouvelle carte et c’est le tonneau qui rapplique, la panse qui se fait la malle et dessus le nombril qui se ride un million de fois. Et à chaque coup sa femme qui le réemmitoufle, jugeant indigne pareil spectacle.
C’est à partir de là que j’ai prêté une plus grande attention à ce gros gâteau, sentant que j’avais affaire à ce que les plus grands spécialistes et savants appellent : un spécimen. Avant toute chose, j’ai pu constater son tic de langage le plus constant, le plus inamoviblement inchangé : à chaque prise de parole, de manière obligatoire et nécessaire, il devait, comme en une incantation magique, répéter la formule « Entschuldigung, ich habe eine frage ». À chaque fois qu’il prenait la parole pour dire quoi que ce soit, en guise de préliminaire et de majuscule à sa phrase, il se devait d’affirmer : « excusez-moi, j’ai une question ». Et il y allait.
Excusez-moi, j’ai une question : ça veut dire quoi ça ?
Excusez-moi, j’ai une question : comment est-ce qu’on prononce ce mot ?
Excusez-moi, j’ai une question : est-ce que je peux aller aux toilettes ?
Excusez-moi, j’ai une question : la fenêtre est ouverte.
Aujourd’hui, je dois le concéder avec grande tristesse, sa démence se propageait en épidémie et nous contaminait tous. Lorsque je voulais demander le chemin, mon ticket de caisse, la route la plus courte pour les chiottes, je ne pouvais pas m’en empêcher, c’était plus fort que tout et ça sortait naturellement : Entschuldigung, ich habe eine frage.
Excusez-moi, j’ai une question : quelle est-elle la route la plus courte aux chiottes ?
Excusez-moi, j’ai une question : quel est le prix de ces pommes ?
Sous son influence délétère, nous passions tous plus de temps à avoir des questions qu’à les poser.
Mais ce n’est que bien plus tard que je compris définitivement l’étendue du spécimen. On était déjà à un stade avancé de notre formation et comptions sagement nous consacrer au bel apprentissage des intonations au sein d’une phrase, lorsque le vieux curry sortit sa plus grande folie. Pour lui, accentuer une syllabe ou appuyer un certain phonème ne pouvaient être causés que par des cas très pratiques rencontrés dans la vie de tous les jours. Dieu ! pour lui ce n’était pas la forme interrogative qui pouvait expliquer cela, ni non plus l’affirmation ou l’accent tonique, mais simplement si l’on comptait crier ou pas, si l’on comptait s’engueuler ou pacifier. Il pensait, aussi certain que peut l’être un dahl de lentilles, qu’on était en train d’apprendre en cours, dans une institution respectable, qu’il fallait hausser la voix pour gueuler et baisser la voix pour chuchoter ou révéler un secret.
Connaissant bien la bête, sachant que c’était un homme de fort logique, un IT à grand cerveau, un de ceux-là qui savent débrancher et puis rebrancher la wifi pour ensuite se décorer des lauriers de la réparation, je me doutais qu’il faisait entrer des considérations spatiales dans l’intonation. Il devait se dire que ces Allemands, malins comme pas deux, haranguaient sans doute plus fort leurs congénères qui se trouvaient au loin et acceptaient une voix plus basse pour ceux dans l’immédiateté géographique. Personne ne savait, mais moi je savais. Je le connaissais bien, le bougre.
Pourtant, je ne m’attendais nullement au boulet qu’il allait tirer en plein cœur de la logique, lorsque, devant l’incompréhension de toute la classe qui était en train de sagement noter les accentuations avec des petits points sous les syllabes, il commença à embrouiller la prof au sujet des écouteurs. À ses yeux c’était un sujet d’une importance insigne. Que faire si celui à qui on parle possède des écouteurs ? Quelle est l’intonation adéquate à adopter ? Faudrait-il hausser la seconde ou la première syllabe ? Quid de l’accent tonique ? Oui, quid de l’accent tonique ? La prof était infiniment ébaubie, sonnée, définitivement défaite, elle ne savait même pas où commençait à débuter l’initiation de l’entame d’un raisonnement et revoyait toute sa carrière défiler sous ses yeux, les concours passés en jeunesse, les livres lus, annotés, le dictionnaire Grimm, les grands poètes, Goethe et compagnie, pour se trouver devant cette question absolument gratuite des écouteurs. Car oui : que faire des écouteurs ?
Moi, en tant que seul connaisseur du vieux bougre, seul capable de comprendre où est-ce qu’il s’était trompé, je lui explique qu’il s’agit là d’intonations générales. Puis, pris d’une infinie tendresse, je pose ma main sur sa main et me dis que tout cela n’est pas grave car notre bonhomme, comme les nigauds des contes, l’Idiot de Dostoïevski ou le Simplet des sept nains, et à l’inverse de quantité de bêtes auxquelles nous avons affaire, compense sa bêtise par le fait d’être un fondamental gentil.