Homo specialis

Un enregistrement du cri de l’homo specialis, datant d’environ 2010-2020. 

            « (C’est bon ? Ça fonctionne ?… Sûr ?… Ah, j’en sais rien, c’est vous qui savez régler, je vous laisse faire, je ne touche à rien…) Bon — est-ce que tout le monde m’entend ? Oui ? Parfait ; je voudrais remercier monsieur le technicien pour nous avoir sauvé le micro…

            « O.K., allons-y. Bonjour à tous ; bienvenue au premier cours. Je me présente : je suis professeur d’Histoire ici à l’université, vous vous en doutiez, évidemment… Je précise que ce cours porte sur la période que nous appelons l’archi-modernité, occidentale bien sûr ; assez large comme sujet de cours. Cependant, moi-même, je tiens à vous le préciser, je suis spécialiste en histoire de la gastronomie italienne pendant la vie de Machiavel, c’est-à-dire, soyons précis, de 1469 à 1527, avec quelques années en marge de chaque côté ; et, plus précisément, je me concentre sur le régime alimentaire de Nicolas Machiavel lui-même (Niccolò Machiavelli en sa langue d’origine, mais je ne suis pas italianophone, je laisse ma prononciation à ceux qui nous francisent les mots — ils sont forts, hein, ceux-là, ils vont même jusqu’aux prénoms. Ils ont sans doute des franciseurs spécialisés en prénoms !)… J’en vois déjà qui sourient. C’est vrai, je l’avoue, c’est bizarre, spécifique comme domaine, précis… m’enfin, c’est ce qu’il faut faire à l’université, et dans la vie aussi, vous le verrez bien : il faut se spé-cia-li-ser. On a tellement de connaissances de nos jours qu’on ne peut rien faire à part en maîtriser la plus infime des parties, un tout petit bout. C’est-à-dire, je le répète, se spécialiser. Vous êtes là pour ça, vous aussi. Faudra bientôt annoncer votre spécialité, et quelques années plus tard, faire votre petit nid dans cette dernière… ensuite, publier quelques articles, et vous voilà tout comme moi, spécialiste en son propre truc à lui tout seul ! On s’enfonce vite, en un rien de temps. Prenez mon domaine, par exemple : on parle toujours de Machiavel l’auteur, le penseur, de ses textes, l’ironie, la brutalité, la plume et le sabre, de tout ça mais on oublie un détail : qu’il mangeait bien à Florence ! Et une fois banni de la belle ville, une fois emprisonné, je soupçonne, moi, qu’il ne mangeait plus trop bien le p’tit Machiavel… Je vous rappelle qu’il est mort d’un trouble du péritoine, d’une péritonite… Hein ? Ah, très bonne question : le péritoine, c’est l’espèce de sac dans lequel se trouve tous les organes abdominaux. Faut pas être biologiste pour savoir ça, heureusement pour moi. Bizarrement proche de l’estomac, le péritoine, vous ne trouvez pas ? En tout cas, moi si. Je ne dis pas que Machiavel est mort à cause de son régime, hein. Détrompez-vous. M’enfin… en ce moment je travaille avec un infectiologue pour savoir si un régime de prisonnier d’il y a cinq cents ans pourrait causer une péritonite. Par contre, je peux vous dire que son écriture a bien surit après son changement de régime. On dit qu’il était déçu de la politique florentine, mais peut-être que c’est son ventre qui grouillait ! — Nietzsche parlait beaucoup du régime, vous savez ; l’estomac, c’était tout le corps pour Nietzsche. Quand on a le ventre qui grouille, ça laisse pas entendre les maux de l’esprit. Ça grouille trop fort, dit Nietzsche. M’enfin, je ne suis pas nietzschéen non plus, et je ne suis pas spécialiste de Nietzsche, ah non, surtout pas ! Ils en ont du culot, les spécialistes de Nietzsche. Lui était philologue classique, maîtrisait parfaitement grec et latin. Et le pire — oubliez les langues classiques — c’est qu’on a des spécialistes de Nietzsche qui ne connaissent même pas l’allemand ! Drôle de spécialistes. Il faudrait être spécialiste en grec, en latin et en allemand au minimum pour se dire spécialiste de Nietzsche à mon avis — Hein ? Comment ? J’ai du mal, projetez la voix un peu, s’il vous plaît… Que… que je ne parle pas italien ?… C’est vrai, tout à fait, vous avez raison, oui… M’enfin, je vous signale que la meilleure pizza se fait à Paris et non à Naples. Je ne suis pas critique gastronomique, mais je vous le signale tout de même…  

            « Où en étais-je — le cours, oui. Vous vous demandez sans doute pourquoi un expert de l’appétit machiavélique donne cours sur autre chose. Ah, ça, c’est les mystères de l’université. Ça me perturbe tout aussi bien. M’enfin… faut pas chercher à comprendre ces choses-là. C’est pour les bureaucrates, les administrateurs. Moi, je ne suis qu’un homme… »

Fin de l’enregistrement. Les évolutionnistes ne sont pas du même avis quant à l’utilité de ce cri.