La tortue

            Un soir d’exploration dans le continent sud-américain, assommé par un vin local, je fis un étrange rêve. Je dis que c’est un rêve, mais je peine encore à m’en assurer tant des éléments de réalité y sont inextricablement mêlés. 

            Je m’imaginai dans une jungle dense à la recherche d’une espèce rare de fils de pute. Jusqu’ici rien d’étonnant, puisque notre expédition avait pour but d’enfin photographier ce légendaire cacatoès poulard qu’est l’Alexandrus Ferrerus. Mais alors que je scrutais la canopée à l’affut de plumes couleur mauvais goût, un craquement terrible sous l’un de mes pas. Pris dans la cotonneuse lenteur du sommeil, je ne pus relever ma botte qu’après avoir lourdement appuyé mon poids sur la chose écrasée. Je m’agenouillai. Une tortue ! Mais que foutait-elle ici ? J’approchai encore ma tête, intrigué. C’était une tortue commune, à deux détails près. Le premier était entièrement de mon ressort. Mon poids d’homme avait fait de son corps une bouillie sans nom, où chair laiteuse et débris se fondaient comme dans une omelette où l’on aurait mêlé les coquilles. Le second, celui qui nous intéresse, avait trait à la physionomie de cette tortue. Si elle avait bien l’air ahuri et les yeux enfoncés, la bouche gâteuse et la mine confite, elle avait aussi… des cheveux. Quel spectacle pitoyable que ce moignon de tête qui, dans un continu et timide gémissement, tâchait de rentrer dans son absence de corps.

            Par conscience professionnelle, et peut-être un peu par pitié, je ramassai à la pelle les débris visqueux. Arrivé au camp de base, je me mis en tête de réparer mon erreur. À la pince et à la loupe, je séparai la vase organique des morceaux. Réduite à l’apparence d’une sorte de limace à bec, il fallait bien lui confectionner une nouvelle carapace. Je ne trouvai qu’une canette de soda. Je vidai la masse par le goulot pour n’en laisser visible que la tête. J’étais moi-même effaré de l’horrible hybride que je venais de créer. Il continuait d’ailleurs à gémir. Pris de remords, j’hésitais même à achever l’animal pour lui épargner d’inutiles souffrances. C’est alors que l’événement le plus étrange se produisit. Je parvins à distinguer que ce que je prenais pour un gémissement était un en fait un monologue. La tortue parlait ! Ahuri, je tendis l’oreille : 

« J’ai rien réussi… Ils doivent me mépriser… Mais je vais leur montrer moi… Il suffit de travailler pour être beau… Il suffit de travailler pour être intelligent… Relâche-moi dans la jungle… Vas-y, vas-y, relâche-moi… Tu vas voir… Je vais leur montrer moi… »

Le lendemain, je déposai en forêt l’hybride estropié, en proie à tous les prédateurs.