L’auto-aidé

Il prend soin de dire ton prénom souvent lorsqu’il te parle. Ça plaît aux gens d’entendre leur prénom, à ce qu’il paraît. C’est toute sa stratégie sociale. Non, n’exagérons pas. C’est un homme intelligent, ce n’est qu’une part de sa stratégie sociale. Enfin, c’est la stratégie d’un livre qu’il a lu. Un livre parmi sa grande collection de livres d’auto-aide. C’est ça, auto-aide, self help comme ils l’appellent par ici. J’entends souvent parler de développement personnel. Les traducteurs sont trop gentils, ils ont donné un air de sérieux à tout ça. Self help. Rien qu’à le dire on sent déjà la raillerie. Il ne dure pas assez longtemps pour être sérieux. Self help, deux syllabes, peut-être deux cents pages et te voilà développé. J’ai fait de mon mieux avec auto-aide. Trois syllabes, quatre pour un pédant, et le même nombre de pages, j’imagine. On a discuté de tout ça, lui et moi. Self help, développement personnel, auto-aide, je lui ai tout expliqué. Il est d’accord avec moi, bien qu’il ne parle pas un mot de français. Il me l’a dit très clairement : « Oui, Carl, tu as sans doute raison. » Une autre marque de son intelligence. Et car il est intelligent il s’est approprié cette stratégie, il s’y est livré pleinement. Il a même essayé d’y initier sa femme. Peut-être qu’il a envie qu’elle dise son prénom plus souvent. Peut-être que c’est tout ce qu’il cherche dans tout ça. Un peu de réciprocité, voilà tout. Qui sait. En tout cas, sans succès pour le moment. Sa femme refuse. Trop française. Elle provient d’un bestseller, je parle de la stratégie. Revenons-y. Elle sert à se faire des amis. Et ceux qu’on ne désire pas comme amis, elle nous apprend à les influencer. La tchatche, quoi. C’est ce qu’il a, ce qu’il a appris. Il projette bien la voix, en plus. Il parle à chaque mètre carré de la salle. En permanence. Ça ne me dérange pas. Au contraire, c’est plutôt remarquable, c’est-à-dire que c’est quelque chose qu’on remarque. Il ferait un sacré comédien. Il fait autre chose que dire ton prénom quand il te parle. Il s’occupe bien de toi. Il t’écoute, prend des notes, fait quelques paris, te case parmi tous les archétypes qu’il a rencontrés, puis te répond intelligemment. Ça marche très bien pour faire du réseau. C’est un vendeur. Il a besoin de réseauter. C’est tout son travail. Je dis ça puisque je ne sais pas ce qu’il vend. Il me l’a dit plusieurs fois. Enfin, je lui ai posé la question plusieurs fois et il m’a répondu. Mais je n’ai toujours pas compris. Ça doit être un de ces vendeurs qui ne vendent rien sauf la vente elle-même. Difficile à comprendre de l’extérieur. Mais dans son réseau, tous se comprennent. Vous pensez sans doute que je veux dire qu’ils sont tous vendeurs, dans son réseau. En fait, je voulais dire qu’ils ont tous lu le même livre. Car parmi les bestsellers c’est celui qui a le bestsellé. Ils ont tous de la tchatche maintenant. Ils se serrent la main fermement, se regardent dans les yeux et parlent bien fort. Se laissent gentiment caser les uns les autres. Et ils doivent se dire leurs prénoms en un roulement constant. Je dis le tien, puis le sien, puis celui de l’autre. Entretemps j’ai entendu le mien quelques fois. À terme, ça doit rendre la conversation inefficiente. Les syllabes en trop, comme ça, s’accumulent rapidement. On gagne des amis, on perd du temps. Mais revenons à notre homme. Il a tellement vendu qu’il est toujours en mode vente. Lui-même est le premier à le dire. Ne doutons pas de son honnêteté. Ni de son intelligence. Une fois, j’ai eu envie d’une conversation normale avec l’auto-aidé. Envie qu’il éteigne ce mode. « Et si on se parlait sans essayer de vendre ? » Se montrant du doigt, il m’a répondu : « Carl – ça fait si longtemps que ce mode est on que j’ai oublié comment l’éteindre. » J’ai senti une certaine sobriété dans sa réponse. Mais je n’ai pas insisté. Plus tard, je lui ai fait comprendre que j’aimais me faire appeller par mon nom complet. Encore plus que simplement par mon prénom. Carl Tène. Deux syllabes. Comme ça. De sa bouche. Quelque part dans sa phrase. Préférablement en début, mais je ne dirai pas non si c’est en fin de phrase. Il ne m’a pas encore accordé ce plaisir. L’inclusion du nom de famille ne doit pas figurer dans son livre. Mais lui, il est intelligent. Innovateur. Il veut aller par-delà les bornes de l’auto-aide. Il osera le faire. Peut-être qu’un jour il écrira sa propre stratégie. Avec les noms de famille. Peu probable, mais pas impossible. Une chose reste sûre. Je n’ai pas besoin de dire son prénom pour dire que je crois en lui.