Le Chinois
Il y en a que la bureaucratie rattrapera toujours. À travers eux, on dirait presque que la bureaucratie se rattrape toute seule, comme pour mieux se définir. Elle écarte les ailes et contemple son envergure. Je connus un Chinois qui était de ceux-là.
Avec ce fils d’administrateur, le hasard avait pour une fois réussi à battre les cartes. Les gènes du bureaucrate – crâne dégarni d’intelligent et fine moustache de calculateur – avaient manqué la prise. Le petit n’avait rien reçu du père, ni de l’État. Loin d’être étique, il semblait au contraire pourvu d’une vigueur peu asiatique. Après une trop longue croissance, qui fit d’ailleurs de son visage une lisse et luisante tuméfaction, le bureaucrate dût se rendre à l’évidence : son Chinois de fils avait tout d’une anomalie. Sans surprise, à l’abondance de chair répondait une siccité mentale. Le jeune homme était con, presque animal. Il semblait exclu que la bête puisse accéder au concours impérial, tradition familiale. Mais son père le bureaucrate, grand compteur de boules, savait qu’un défaut monnayé vaut presque une qualité. Délaissé par la chance, il misa tout de même. Il habilla son fils, et l’envoya dans le monde.
C’est à peu près à cette époque que j’ai rencontré le Chinois. Nous fréquentions les mêmes cercles élitistes de jeunes premiers. Passé l’étonnement devant ses étranges gonflements faciaux, je fus rapidement intrigué par le détachement dont il faisait preuve à l’égard de ses propres lenteurs. Là où n’importe lequel de mes camarades aurait croulé sous le poids de la honte, il se pavanait gaillard et sans esprit. Cet idiot ne souffrait jamais de sa condition. Son innocence, qui tranchait avec la bêtise rentrée et secrète de certaines de mes fréquentations, finit par me plaire.
Un jour que je l’observais discuter avec d’insignifiants inconnus, je remarquai l’étrange configuration des renflements de son visage. La plastique qui lui tenait lieu de tête m’apparut soudain étrangère. Je n’en compris plus la géométrie. Effrayé par le réalisme de la métamorphose, je ne crus pas une seconde à ma propre folie. J’en fis part à mes amis les plus proches, avec qui je réitérai l’expérience. Nous ne fûmes pas déçus. L’agencement de ses traits se révéla parfaitement corrélé à la société qu’il fréquentait. Son visage évoluait au gré des gens. Nous le vîmes aussi bien polyèdre que fractal. Tantôt symétrique et épuré, tantôt irréel et gribouillé. Si un nouvel interlocuteur s’approchait, voilà que le cercle régulier se contorsionnait en chiliogone. Un autre s’en allait, voici maintenant que lui poussait une corne. Après de multiples observations, notre fascination pour le phénomène finit par se tanner. Nous oubliâmes le Chinois et sa folle tête.
Des années plus tard, par hasard, je découvris que la bête avait finalement intégré l’école impériale des bureaucrates. Je me fis la réflexion suivante, certainement inspirée d’un sage confucéen : le conformisme passe parfois par les plus grandes difformités pour assurer son empire.