Le Fils
L’histoire que je vais vous conter aujourd’hui n’est pas celle d’un frère mais d’un fils, de quelqu’un que je n’ai pas vu grandir mais que j’ai fait grandir. Vous me demanderez sans doute comment ce petit bout de bonhomme, la chair de ma chair, peut se retrouver dans ce grimoire mal famé, et comment se peut-il que moi, le géniteur, en sois responsable. Pour être franc, je dois avouer avoir pris plume en cette lâcheté de l’homme qui se dédouane, démarche caractéristique de l’arbre qui, non seulement s’attriste du tapis malpropre de ses propres fruits, mais qui en plus s’agace des mouches racolées par le pourrissement de pareille carpette. Mais sachez aussi que l’amour d’un père pour son fils ne connaît ni limites ni bornes, et que même si celui-ci se fait menteur, truand, fourbe, spéculateur, banquier, politique, voleur, assassin, traître à toutes les patries, et ce jusqu’à traître à la traîtrise elle-même, au fond de son cœur, le père, fut-il l’homme le plus droit et le plus intègre, conservera suffisamment de tendresse pour aimer son fils comme au jour où l’infirmière lui tendit le nourrisson enveloppé dans une petite couette et dans les yeux duquel il reconnut, bien que ceux-ci fussent fermés et ne ressemblassent donc qu’à deux lignes fripées, ses propres yeux.
Je ne vais pas commencer ce recueil par ce que le fils a de plus vilain et de méchant, ce qui, chez lui, peut amplement être qualifié de malin. Non, je vais débuter comme il se doit par une présentation anodine afin que, lors des prochaines péripéties, l’état civil du protagoniste vous soit connu, que vous ayez son nom et son prénom en tête, que vous sachiez où habite-t-il et comment aime-t-il prendre son café. Pour cela, l’idéal est de vous narrer un souvenir.
Tous les quelques temps le Fils, entre ses innombrables manigances, se rappelait avoir un vieux père perdu quelque part dans sa mémoire et me donnait donc rendez-vous pour une petite bière. Légèrement en retard, le Fils apparut d’un livre gigantesque et non-lu dans la poche – si je dois bien m’avouer coupable de lui avoir transmis le goût des lettres, je ne me serais jamais douté qu’il en ferait un tel costume d’apparat, cinglé à la taille, boutonnières d’ivoire et tout ce qu’il faut pour se faire appeler Monsieur. Enfin, c’était devenu un intellectuel et c’est pourquoi la conversation s’entama avec de belles réflexions sur Rilke, Virginia Woolf et l’usage de la langue de Molière – c’est ainsi qu’il appelait le français – dans la littérature russe du 19eme siècle – c’est ainsi qu’il appelait la première partie d’Anna Karenine. Alors que comme jadis, moi le vieux et lui le jeune poursuivions notre quête étoilée de connaissance en connaissance, un de mes amis qui, par hasard, passait par là vint nous saluer. Selon les bonnes mœurs il se tint debout, ne voulant forcer sa personne en ces retrouvailles qu’il devinait charmantes. La position fit qu’il avait ses joyaux de famille légèrement plus bas que nos têtes, autrement dit à parfaite hauteur de regard. C’est à cet instant que le Fils mît de côté sa quête des grands astres pour se concentrer sur la bosse arrogante, pour ne pas dire tonitruante ou fanfaronnante, qui faisait, à la ceinture de mon ami, un ventre dodu de patricien.
Il en avait vu des chibres, mais celui-là les surpassait tous ; rien que tenter la comparaison c’eût été mettre en perspective l’infime lézard avec le corpulent dragon de commodo, c’eût été de dire au platane centenaire qu’il n’était rien de plus qu’un léger gazon. Il se l’imaginait parfaitement le boa enroulé sur soi en son nid d’humidité, endormi au matelas des poils, les écrasant et les surpassant comme un aigle qui eut élu domicile à la petite niche d’une pie moqueuse. A dire vrai, il en avait peur le Fils. Bien qu’il brûlât du désir d’y goûter et, pour cesser de parler en métaphore, de s’y asseoir, il en avait peur. Il ne s’était jamais senti aussi antilope en proie à l’écrin zébré du tigre, jamais autant baleine grasse et mouillée devant le rigide métal du harpon. Le tronc, il le savait épais et puissant comme le baobab, dur comme l’ébène, propre et net comme l’objet le plus lustré ; et, à son embouchure, il voyait la gueule du monstre : un gland particulièrement solide, d’un rosâtre bruni, canopée exquise à la grandeur du manche ; gland qui, vu les dimensions galactiques de la chose, était sans doute plus haut et plus ferme que la majeure partie des verges qui traînaient leur ridicule, ensachées qu’elles étaient aux caleçons du commun des mortels.
Et pourtant, il en avait l’envie, une envie folle, démesurée, absurde, et c’est pourquoi il se disait, se faisant historien, que si la maigre couronne de Castille sut avaler l’Amérique entière, peut-être que ses épaules à lui suffiront à tailler un fourreau à ce démiurge dressé. Il se disait, ivre de sa culture antique, que si les Grecs construisirent le Parthenon, les Perses l’apadana aux milles colonnes et que les Égyptiens montèrent une immense pyramide qu’ils baptisèrent Kheops, lui, qui par son goût classique et son amour des fioritures corinthiennes était sans doute seul héritier des races d’airain et de marbre, pouvait bien se permettre la saveur aiguë de pareil pilier.
Il en salivait, le Fils. Riche de son savoir biblique, il se disait que peu importe, que si le pharaonique gourdin était bien le fruit défendu par tous les fils d’Abraham, il acceptait volontiers d’en être la cosse ; de se faire couverture au somnolent et à l’endormi, femme à l’innocence de son fœtus. Oui, il en salivait, le Fils. L’obélisque hissé comme en l’ancienne place de Thèbes, il ne le voulait pas jeté en lui comme la vulgaire flèche du chasseur, non, il voulait consommer le monument comme tel, comme monument, comme une de ces fixités immobiles où s’arrache la voix des muezzins, comme la plus haute basilique et sa cloche de pur métal. Il voulait approcher de sa raie chétive, aguicher la chose par cette paupière plissée, puis proposer son négligeable cloaque au haut mât et à la boursouflure de son gabion ; il voulait sentir, à sa fermeture, l’impossible géométrie des diamètres trop différents et enfin s’offrir, en larmes et en douleur, aux durs dangers de la gravité.
Et une fois devenu négligeable fanion accroché à la lance immense, il comptait se nourrir des mannes infinies que doit avoir si fabuleux entrepôt ; il voulait qu’en l’éclair de la déchirure l’autre le noie de semailles et de poissons, de marées, de laitances, de suints et de glu, de tout ce qu’il y a en visqueuses liqueurs, pour qu’il pût enfin connaître la délectation crue et mystique de ce que l’on appelle une indigestion par le bas.
Il les sentait déjà les délicieux geysers, les saccades lyriques de l’ambroisie, les secousses et les turbulences, le flot bègue des grandes rivières ! Oui, il le voulait et le criait de son regard : A moi la merveilleuse sève lactée, chaude comme le feu, vaste comme le ciel, impardonnable et immodérée comme les dieux ! Il la voyait sa gorge infertile baignée des cataractes moussues qui y courraient énervées et fâchées, rugissantes de leurs crocs de moussons et de tempêtes ! Ô que pareille santé pourrait engrosser la plus inféconde des pierres ! Ô lait ! Ô sucre ! Ô améthyste et cristal ! Il le sentait et il en bavait ! Il sentait la glorieuse circulation des amazones fonçant au rond de sa blessure, la mirifique ponte des œufs en son dedans, l’écartèlement ébloui des tannures et des cuirs pour enfin faire, des roches brunes trop longtemps malades de stalactites et de stalagmites, trop longtemps souillé seulement du marron convenu des digestions, la belle rosace, l’illustre, la lumineuse, la parfaite rosace, celle tissée seulement de diamants de lune et de boucles d’or, celle que les églises portent à l’honneur de leur front, celle que décrochent et accrochent angelots et chérubins, celle dont on dit qu’elle est à Vulcain sa forge et à Jupiter sa foudre, celle enfin dont Saturne jalouse l’anneau et Vénus le lys ! Oui, c’était cela la promesse, mélanger terre et miel, ses fonds et ses cavernes à lui aux olympiques vigueurs de l’autre, allier le bronze au cuivre, le fer à l’or, les caillots charnus à l’océan liquide des pierreries pour enfin être ce qu’il se sut toujours être : la fantastique débauche d’un riz au lait.