L’homme-éventail

            Un historien saurait sans doute expliquer pourquoi l’homme-éventail est tel qu’il est, c’est-à-dire le produit le plus abouti de notre civilisation décadente. Pour le modeste connarologue que je suis, je me contenterai de vous montrer que nous avons là un sacré phénomène. Si jamais je venais à bout de mon anthologie, je dessinerais certainement son boudin de tête en guise de couverture. Ainsi, dans quelques décennies, au fond de la dernière librairie de Paris, un flâneur – mon semblable – sourira un peu devant l’ouvrage jamais vendu.


         Si l’homme-éventail porte ici ce nom, et non celui – plus communément admis – de frustra homosexualis, c’est bien par exigence conceptuelle. L’appellation latine ne parvient pas à décrire le principe exact qui régit son être. Notre taxonomie est bien plus précise. Figurez-vous une vieille dame chinoise (pourquoi pas de la dynastie Shang), grassement accoudée, séchant avec lassitude sa sueur à l’aide d’un éventail. Ce dernier, fort de déployer son beau papier mais aveugle à la vanité de sa fonction, se secoue comme un forcené. Il pousse du vent, de toutes ses forces. Voilà ce qui définit notre spécimen. 


         Si l’on n’en voudra pas à l’éventail d’éventer, on peut reprocher à son frère humain d’être une insulte à l’intelligence. Non pas qu’il soit idiot. Le bougre est capable de réfléchir. Ou plutôt, il compute, et à de piteux desseins. Comme dans la parodie des deux de Flaubert, l’homme-éventail accumule en computant. Mais c’est un sous-Pécuchet : il a troqué l’accumulation encyclopédique pour celle des titres. L’homme-éventail est une sorte de tiroir-caisse académique. Il compute, il compute, il compute… et abat le manche : diplômé de Sciences Po ! Il compute, il compute, il compute… diplômé de la Sorbonne ! Par à-coups, le ticket de caisse est vomi par la machine : diable, la liste est longue, et il a même timbré sa photographie au bout du rouleau. 


         Attention, il ne faudrait pas imaginer notre éventail en papier de caisse. L’homme est terriblement coquet. La menue monnaie du tiroir est directement investie dans le vêtement. Malheureusement, encore une fois, beaucoup d’efforts pour pas grand-chose. Toute cette computation pour avoir l’air d’une quille… quelle infamie ! Sa coquetterie a au moins le mérite d’affirmer quelque chose qui, pour lui, est essentielle : il est homo. Ho-mo-sexuel, c’est-à-dire très original et très à plaindre. Si certains de mes confrères y ont vu un élément-clé de l’analyse, cet aspect me semble complètement superflu. L’homme-éventail est homo comme il est cultivé, beaucoup de vent ! Avoir l’ethos d’une tante en goguette ne fera jamais de lui un pédé des bas-fonds. Le mot, sans la chose.


         D’autres que moi ont noté que l’espèce frustra avait tout d’une idiosyncrasie au sein du genre homosexualis. Sur le plan de la reproduction, elle n’a rien de la frénésie copulatrice de ses congénères. Son accouplement se fait dans le cadre d’un mariage monogame, généralement dispendieux et de mauvais goût, où le frustra prend des airs de femme à barbe. Inutile de préciser que cette facétie ne laisse aucune place à la tendresse. Il faut bien que l’éventail évente… Regardez-le pousser à fond, ce malade, à en hurler comme un fou… Du vent, du vent !