L’ostéopathe

            Bigle, un œil au sol, un autre en l’air, vous ne savez jamais s’il vous regarde ou pas. Tout le monde pense qu’il louche, mais lui sait très bien qu’il est aux aguets, qu’il est furtif, qu’il est apte et préparé à toute éventualité, qu’en cas de danger il protégerait sa femme et ses enfants, qu’il protégerait sans doute aussi les femmes et les enfants des autres, et bien sûr, pour ne pas faire de jaloux, également les messieurs, les veuves, les orphelins, les opprimés, les pauvres, les gueux et tous les damnés de la terre, et il le ferait aisément grâce à ses aptitudes sans pareil, ceinture noire vingt-septième dan de karaté, jiu-jitsu brésilien, krav-maga, self-defense, kung-fu, monastère shaolin, clash of clans et guerre du Vietnam, c’est certain, il n’aurait aucun problème, comme une lettre à la poste ce serait, aussi simple que bonjour, easy money, et si, par malheur, un des ennemis échappe à son double regard, à son œil qui racle le sol comme à son œil qui vole les cieux, ce n’est pas grave, car il est aussi ostéopathe, c’est-à-dire chamane et guérisseur, fruit conjugué des savoirs antiques et modernes, enfant de Pasteur par la rigueur et fils ainé de Grand Tipi le sorcier sioux des plaines du nord, ce n’est donc pas grave, pas grave du tout si la femme, l’enfant, la veuve ou l’orphelin se trouve blessé dans l’altercation, pas grave, alors là pas grave du tout, il sait s’y faire, il connaît les médecines, les plantes secrètes, les infusions, les thés, les drogues les plus folles, l’opium qu’on prend à la cuillère, les pailles de LSD et les gâteaux de fentanyl, il a tout ce qu’il faut, rien ne lui manque, bob le bricoleur de la race humaine, il a même une table à massage, portative et pliable qui plus est, en deux trois mouvements ouverte, en deux-trois mouvements fermée, idéal pour les situations d’urgence, le champ de bataille, les guerilleros ; il y installe donc le blessé : qu’as-tu, mon ami ? lui demande-t-il de son regard toujours aussi bigle – j’ai mal à la cheville, dit l’autre – ah oui oui… ah oui oui oui… c’est clair… oui oui… cheville… oui oui… c’est pas pied… non non… pas pied… pas mollet non plus… non non… entre les deux… oui oui… une sorte d’entre-deux… oui oui… c’est ça… un entre-deux… murmure notre antique docteur en tâtant la blessure. Le remède est rapidement trouvé, génial qu’est celui que sa famille et ses proches appellent affectueusement, en respect pour son digne héritage « Louis Pasteur le petit Tipi » ; confiant, il s’approche donc, positionne la tête, arrondit le cou du patient, glisse ses doigts derrière la nuque, tient fermement le malade et : crack crack… Inspirez. Expirez. Crack. Crack. Inspirez. Expirez. Crack. Crack. C’est bon vous voilà guéri. Si un observateur innocent, naïf, candide, benêt, simplet, et pour parler franchement un peu bête vient à lui dire : mais, illustre docteur, ô possesseur des nombreuses sagesses, le bougre avait mal à la cheville et vous lui avez guéri le cou, notre météore de connaissances répondra, de la voix douce et amicale d’une supériorité sûre d’elle-même : voyons, mon cher ami, c’est ainsi que fonctionnent les chakras de l’Inde des amérindiens, chakras qu’on appelle aujourd’hui ligaments, ligaments qui se croisent et qu’il faut décroiser. Les observateurs non avertis sauront désormais et ne s’étonneront donc plus lorsque notre titan antique, pour guérir la scoliose, les luxations, les fractures, les élongations, les courbatures, les maux de tête, les cancers et les crânes difformes, si tant est que la fille soit suffisamment jeune et jolie, se concentrera sur le chakra central comme il le nomme, vous savez, celui qui est en plein milieu du corps, entre les jambes, vous savez bien, cet endroit fermé, le Yoni de l’hindouisme, l’origine du monde, le Tao chinois.

            Mais, lorsqu’il s’y penchera, toujours bigle, un œil au ciel, un autre dans l’abîme, il ne le trouvera pas.