Le Livre
Chapitre 1
Ils étaient nombreux ou pas beaucoup. Enfin, ça dépendait d’où on les regardait. Il y avait une table et eux étaient autour, assis, parfois debout. Chacun ruminait les options devant lui, couchées sur la planche, paupières mi-closes, endormies : prendre, verser, soulever, déplacer, écrire, manger, traverser du petit doigt les rainures de l’oreille, se gratter etc. Il y avait le nombre et la manière – bien sûr, leur équation. Prendre, mais de quel geste ? Main en piqué, rigide et droite ? Doigts en pince ? Rapide ? Lent ? Se servir du coussinet de la paume ou se contenter de la fuite osseuse des phalanges ?
Les plus philosophes fabriquaient des catégories : haut du corps, bas du corps, gauche, droite, mais aussi : quelle finalité ? assouvir un besoin ? marquer son adhésion à un groupe ? Les plus pointus, au contraire, eux qui aimaient le détail, s’attachaient à l’infinie variation d’une même chose : les millimètres, les secondes, et puis aussi leurs continuelles divisions. Les uns disaient aux autres qu’ils étaient fous ; les autres rétorquaient : Fous, vous-mêmes. Avec le temps chacun était, tour à tour, philosophe puis pointu, et à nouveau pointu puis philosophe – et ce, bien qu’il n’y ait, aux yeux des seconds, c’est-à-dire des pointus, ni philosophe ni pointu, mais un spectre infini où chacun n’était que lui-même, c’est-à-dire très proche de rien.
À partir du moment où quelqu’un eut l’idée d’ajouter le temps au calcul, on ne s’en sortit plus. Déjà que la multiplicité du lieu donnait fil à retordre, s’il fallait en plus s’attarder sur les possibles avenirs et passés, s’il fallait imaginer ce gaillard – oui, celui-là, lui-même, la calvitie balbutiante, les deux trous et la mèche en chapeau – tantôt grand-père sénile et tantôt écrasé sous une pierre dans l’heure, la chose s’en faisait véritablement ardue.
Le passé c’était encore autre chose, c’était un peu notre communion, un peu notre orthodoxie et notre église. Bien qu’on puisse dire que chaque idiot eût mille possibilités à mille autres, quelques milliards de façons différentes de se retrouver ici, il n’en demeurait pas moins qu’il s’y retrouvait bien. Tous, pelés comme tondus, vifs comme flétris, mous du ventre ou sveltes et rachitiques, on s’y retrouvait bien, ici, et c’était là tout ce qu’on avait de communauté : être en un quelque part avec des quelqu’un.
Et ça, ça disait bien quelque chose. C’était pas innocent. Preuve en est, dès qu’on se parlait, et bien que c’était pas souvent, ou en tout cas pas très souvent, c’était ce qu’on se disait : la chaîne causale qui amène ici : l’école, les rencontres, les papas, les mamans. Quelqu’un m’a dit un jour que c’était la conviction qui l’avait trainé parmi nous. Pourquoi ? Je sais pas, j’ai pas demandé. Mon naturel n’est pas curieux. Quelqu’un d’autre que c’était le hasard.
Eh bien, moi, je me demande si les deux ne sont pas parfaitement interchangeables, que la possibilité a hoqueté un peu différent et que ça s’arrête là, ou du moins pas beaucoup plus loin. Enfin, c’est ce que je me dis, peut-être que d’autres se disent pareil, ou bien à peu près, ou enfin quelque chose de semblable. Peut-être. J’en suis pas bien sûr non plus, je me contente donc d’un peut-être en me disant qu’ils se disent peut-être aussi, ou bien pas du tout, ou encore à peu près, enfin, peut-être, c’est ça, oui, peut-être.
Chapitre 2
Cette fois-ci, la table était bien silencieuse. Un silence entre amis difficile à cerner. Peut-être était-ce dû à une mélancolie partagée, du type à aggraver l’air et la parole. Ou bien restaient-ils silencieux car chacun souffrait de sa mélancolie individuelle, à chacun son propre foie, bien engourdi, comme distraction. Où peut-être ne demeuraient-ils silencieux que parce qu’ils n’étaient pas tous présents. En effet, bien que personne ne quittât la table, certains y étaient et d’autres n’y étaient pas. Sans bouger de leurs chaises, ils se faisaient des allers-retours de l’esprit, à se perdre en des promenades mélancoliques, à penser aux femmes, ou aux hommes, ou à l’avenir, ou à l’hiver, ou aux livres, au goût du sable, à une ouverture d’échecs, aux hypothèses mal posées, au craquement des genoux, à ce qu’est devenu un tel, à de drôles de choses, à un poème à moitié oublié, à l’odeur du gazon, au feu, à maman… puis ils se réveillaient, revenaient à la table, au monde, à entendre la musique qui pourtant n’avait cessé de jouer, et voyaient à nouveau leurs amis. Plus ils buvaient, plus les aller-retours gagnaient en fréquence ; il devenait impossible de rester en un lieu, en un temps, et le monde s’assoupissait, et les bières oubliées en étaient tièdes et plates, et les cigarettes ignées s’épuisaient lentement. À ces heures tardives où la nuit commence à s’impatienter et se faire diaphane, à petit à petit ouvrir les yeux, il leur restait peu de mots à s’échanger, peu de chose en commun, à part cette table, la douleur au foie et la langue qui gratte. Ils étaient heureux lorsque deux, ou peut-être trois, ou par miracle quatre d’entre eux se trouvaient de retour à la table en même temps, dans le présent et non à sillonner le passé, ensemble, et ils profitaient de ces heurs en plaisantant et en remplissant le verre de l’autre. Lorsqu’ils voyaient qu’un des leurs, bien qu’il fût toujours assis à leurs côtés, les avait quittés — car l’esprit voulait se promener —, ils célébraient son départ d’une élégie de vin et de rires, et tous se disaient : à lui, vivement le retour ; à nous, vivement le départ.
À un de ces instants heureux, nous étions trois, ou au moins trois d’après mes souvenirs, présents à table, les autres étaient perdus et silencieux. Je dis au moins trois car l’un se mit à faire ses lacets, ce qui provoqua le fou-rire de l’autre qui n’avait jamais vu un homme adulte les faire de cette manière, et j’étais le troisième. En regardant cet homme à la calvitie balbutiante, aux grosses mains poilues qui puaient la clope et le cornichon, faire ses lacets avec la technique des oreilles de lapin (première oreille, deuxième oreille, et on passe l’une derrière l’autre, puis en-dessous, enfin on tire sur les oreilles, et voilà un joli nœud !) je ne pus me retenir de le railler aussi. Il se défendait des attaques de la femme, tout en riant avec elle — car on n’échappe jamais au ridicule par le raisonnement —, en prétendant qu’à sa connaissance il n’existait pas d’autre technique. Mensonge évident de par son rire, mais encore plus de par ses joues d’un rouge si vif et si traître que même le plus terrible des vins ne pourrait susciter. Une humiliation pompée de surprise, comme s’il découvrait son propre secret avec nous. Il enchaîna en avouant qu’il ne voyait pas en quoi sa technique était insuffisante, et encore moins honteuse ou drôle, pour un adulte. La réponse de la persifleuse était simple : la technique des oreilles de lapin produit un nœud de qualité inférieure à un nœud pour les grands. Elle est facile à apprendre pour un enfant, mais peu efficace par rapport à d’autres nœuds qui tiennent bien mieux et bien plus longtemps. Le pauvre homme lui dit que c’est au marin et au jeune scout de se soucier de la ténacité de leurs nœuds, et non à l’homme mondain qui fait ses lacets. Et que lui, peut-être par pure rétorsion, faisait les siens pour mieux les défaire, qu’il préférait un déchaussement aisé à un nœud blindé. Et il finit en déclarant qu’un nœud c’est un nœud, et qu’en réalité il fallait rire des gens comme nous, névrosés au point de séparer les nœuds en nœuds matures et nœuds puérils. Une fois les arguments balancés et les fou-rires calmés, elle lui apprit à faire ses lacets comme un adulte. La technique était, en effet, bien différente et bien moins ridicule, étant donné la disparition totale des oreilles de lapin. J’observais la leçon attentivement, me demandant si moi aussi j’utilisais des techniques d’enfant, mais le vin me troublait la mémoire et remplaçait le souvenir de mes lacets par une envie de rire à pleines dents. Et cette envie de rire fut à son tour remplacée par un souvenir, celui de la théorie des nœuds. Nous avons jusqu'à aujourd'hui découvert trois cent cinquante-deux millions cent cinquante-deux mille deux cent cinquante-deux types de nœuds. Chacun de ces nœuds étant, bien évidemment, unique. Si l’on prend un nœud de trèfle, le nœud le plus simple à trois croisements, et qu’on le plie et le torde dans tous les sens, afin de lui donner une apparence plus compliquée, il restera un nœud de trèfle. En effet, il est possible de simplifier un nœud en opérant trois manœuvres, appelées « de Reidemeister », d’après celui qui les découvrit. Le premier mouvement est de croiser ou de décroiser un brin du nœud. Le deuxième est de passer un brin par-dessus ou par-dessous un autre. Le troisième est de glisser un brin sur un croisement du nœud. En faisant une série de ces trois mouvements, l’on peut dénuer n’importe quel nœud de son superflu. Nous avons donc découvert trois cents millions de nœuds qui ne peuvent être davantage simplifiés. Mais que faire si l’on ne cherche pas la simplification, comme le fait la théorie des nœuds, que faire si l’on veut aller dans le sens inverse ? L’on peut faire des mouvements de Reidemeister sur un nœud pour l’alourdir sans jamais en changer la nature. Il n’y a pas à se soucier, on ne détruit rien en faisant ces mouvements… Il se peut que le nœud gordien fût un nœud facile à défaire, de trèfle, ou un sans croisements, déjà défait (ce qu’on appelle un nœud trivial, Unknoten en allemand), ou bien qu’il fût un nœud fait suivant la technique des oreilles de lapin, mais que celui-ci fût perdu au centre d’un labyrinthe de Reidemeister, et qu’Alexandre eût, d’un coup d’épée, défait et le nœud et l’infinité du labyrinthe… Borges disait qu’il n’existait qu’une demi-douzaine de métaphores essentielles dans la littérature, que le reste n’était que croisement, superposition ou glissement… le façonnage des murs du labyrinthe par les mots…
Il se réveilla et demanda à ses deux amis combien de temps il était allé se promener. Ils avaient à peine fêté son départ qu’il était retourné parmi eux. Les lacets de l’homme étaient magnifiques, il avait sans doute suivi la technique de la femme, des grands. Il annonça à celle-ci qu’il avait découvert un nœud encore plus efficace que celui qu’elle lui avait appris à faire. Sans défaire ses lacets, par-dessus le nœud adulte, il fit deux oreilles de lapin, passa l’une derrière l’autre, puis en dessous, et enfin il tira sur les deux oreilles, produisant un chef-d’œuvre monstrueux. Lorsqu’il leva la tête, cherchant les yeux de la femme pour lui déclarer sa victoire, il découvrit qu’elle n’avait rien suivi, que la douleur au foie l’avait emmenée autre part pour le moment. Il esquissa un sourire en voyant le rêveur lui remplir son verre, et les autres amis qui, petit à petit, revenaient à leurs côtés.
Chapitre 3
Je sais bien qu’il y en a qui se moquent de ma calvitie. On pense qu’à quarante ans passés plus rien n’affecte les gens, que l’essentiel de ce qu’il y avait de bon est déjà fini et qu’il n’y a donc plus de raison de se lamenter. Eh bien, c’est faux. Je vais même vous dire que c’est archi-faux, et cela pour deux raisons. Car, ne croyez pas, je suis aussi bon en logique que ces autres. Par « ces autres » je veux bien sûr dire ceux qui se moquent de ma calvitie. Mais, bref, revenons à nos deux raisons. La première est évidente : c’est précisément puisque tout est déjà fini que ça fait très mal. Il ne vous reste déjà plus rien et c’est là qu’on vous enlève les cheveux. C’est comme à un mendiant lui enlever sa sébile, ses froques ou bien ses dents. Enfin ce qu’il a. Je ne sais pas bien ce qu’ils ont les mendiants, mais c’est comme le leur enlever. Ce n’est donc pas la prémisse que je réfute. J’en admets de bon cœur le caractère axiomatique, car il nous faut toujours une base à partir de laquelle penser. En cela, si vous y regardez de plus près, vous verrez que tout est axiome. Sans préconception, la vie ne peut pas se dérouler ni les choses fonctionner. Je vous le garantis et je vais, de ce pas, en guise de preuves, vous citer quelques préconceptions sur lesquelles se fondent notre vie de tous les jours : on admet qu’il fera jour après la nuit, qu’un objet que l’on jette ne va pas s’envoler et partir à l’horizontal, et même, si l’on veut être radicaux, ce que, entre parenthèses, tout bon logicien doit être, on admet une certaine constance de l’espace et du temps, autrement dit on ne se dit jamais qu’à cet instant je vous parle et qu’à l’instant d’après je serai désintégré, purement et simplement tombé dans le néant. Vous le voyez bien, le monde est rempli de préconceptions. C’est pourquoi d’ailleurs, comme je vous le disais, j’admets de gaieté de cœur l’axiome initial du raisonnement, c’est ce que nous pourrions appeler mon adhésion forte, car elle ne se fait pas en vertu de tel ou tel axiome, mais en vertu du principe même qui les guide tous. Pourtant, j’admets aussi cet axiome, de manière, comment dire ? empirique, c’est ça, oui, empirique. La rigueur logique y est sans doute plus faible, je l’accepte, mais, il n’y a rien à y faire, ça vous prend plus aux tripes, vous le sentez vraiment là, au poitrail, à ce qui semble être le cœur. Vous savez, ça fait plus de trois ans que j’ai quarante ans passés, près de quatre même, et j’accepte volontiers de dire que le gros de ma vie est derrière. À vrai dire, ma vie n’a jamais été bien grosse. Elle n’a jamais été remplie d’évènements comme il en arrive aux autres. Pourtant, même cette maigreur je la sens finie. J’avais des amis, peu, certes, mais j’en avais quand même, alors que maintenant plus vraiment, ou du moins pas du genre que l’on pourrait appeler amis, que des gens que je croise et avec qui on ne fait que mutuellement se demander des nouvelles. Oui, je sais bien que j’ai été enfant et que je ne pourrai plus l’être, que j’ai été jeune et plus maintenant, je sais aussi que mon stock de rires, tout comme le stock de battements qu’il reste à mon cœur, s’épuise dangereusement. Vous voyez, mon adhésion à l’axiome est pleine et entière, à la fois logique et empirique. Par contre, ce que je réfute du plus vif de mon esprit, c’est le raisonnement : ce n’est pas parce que tout vous a été enlevé que l’on peut encore vous dépouiller, parce que vous n’avez plus d’amis que l’on peut vous retirer vos cheveux. Je maintiens même que c’est l’exact contraire, c’est bien pire d’être chauve pour moi que pour un luron gai et plein d’entrain. Voici donc ce qu’il en est de mon premier argument : l’axiome est bon mais le raisonnement fallacieux. Quant au second, je constate désormais que je l’ai oublié. Ça m’arrive souvent, je me laisse emporter dans le flot de mes déductions, je saute de syllogisme en syllogisme, de preuve en preuve, et puis, une fois arrivé à l’embouchure d’un des raisonnements, je constate, triste de moi-même, et, il faut le dire, fâché aussi, que j’ai oublié les autres raisonnements, que je n’ai qu’un fleuve alors que je voulais en avoir autant que de doigts à la main, que, finalement, le système aux rouages précis et complexes que j’entreprenais de bâtir ne se retrouve qu’avec un seul rouage, un seul, un qui, malheureusement, tourne dans le vide, n’ayant aucun acolyte à qui transférer un peu de son énergie cinétique. On m’a dit qu’il fallait que j’écrive, qu’en fixant la chose sur le papier mon problème trouverait solution. J’ai essayé. Le résultat a été exactement le même, à tel point le même que je peux vous assurer que je ne sais plus si ce que je vous dis là, en ce moment précis, est issu de l’écrit ou de l’oral. Quelqu’un d’autre m’a conseillé de noter, dans un premier temps, uniquement les grandes idées, puis de remplir l’espace laissé dessous au fur et à mesure. Ainsi, disait-il, les grandes lignes ne pourront plus t’échapper. J’ai essayé deux fois et les deux fois j’ai échoué. La première fois, j’ai été si immédiatement engagé dans ma première idée que je m’y suis directement enfoncé, alignant les syllogismes et faisant jouer les preuves. Le résultat était le même que toutes les fois précédentes : j’avais un unique rouage tournant dans le vide. Quelqu’un alla jusqu’à me soupçonner de mensonge, me disant que j’échouais peut-être, toujours et à chaque fois, puisqu’en réalité je n’avais jamais eu plus d’une seule idée, que, finalement, le second argument n’était qu’une fourberie rhétorique afin de rendre mon discours plus logicisant. Je vous le dis franchement, je le pris personnellement, presque aussi personnellement que les boutades sur ma calvitie. Je me décidai à réussir coûte que coûte. Je mis donc la méthode en marche, studieux, fayot, prenant garde à ne rien rater : écrire les grandes idées d’abord, puis remplir les blancs. Et croyez-moi bien, j’ai réussi à mettre deux lignes directrices sur le papier. Vous vous demandez sûrement comment donc, à partir de ce triomphe, j’ai encore pu échouer. Soyez patients, je vais vous le dire. Comme à mon habitude, j’ai sauté de raisonnement en raisonnement, m’amusant à la dialectique, fendant les logiques les plus farouches et démontrant jusqu’aux plus subtiles propositions. Mais, au fil de la plume, je me sentais arriver dangereusement à la seconde idée. Plus j’écrivais, plus je voyais le blanc rétrécir et se couvrir de noir ou de bleu en fonction du stylo que j’utilisais. J’ai donc essayé d’écrire de plus en plus petit, je me suis même acheté une loupe pour m’aider dans l’entreprise, mais rien n’y faisait, j’allais tout droit à l’accident. Finalement, ce qui devait arriver arriva et j’ensevelis le deuxième argument sous l’encre. Enfin, tout ça c’est du passé et ça ne nous concerne pas aujourd’hui. Si un jour je me rappelle mon second point, promis, je vous le dirai. De toute façon, et c’est peut-être la plus grande vertu de l’âge qui avance, on apprend que la seule chose qui importe c’est la conclusion. Peu importe le baragouin qu’on se jette dessus en préliminaires, il n’y a que le terme qui intéresse les gens. Je sais que je prends là le contrepied de l’honorable Kant, car d’après cette thèse, il aurait pu simplement écrire, sans aucune critique ni pure ni pratique ni rien : « Il faut être gentil ». Je sens aussi que je m’énerve. Je le sens puisque d’habitude je suis plutôt de son côté, du côté de Kant j’entends. Je suis un méticuleux du raisonnement, tout comme lui. Ce n’est que quand je suis déçu de la vie que je penche à l’autre versant. Pourtant, il faut l’admettre, les gens préfèrent les conclusions. Le meilleur exemple ce sont les vieux. Observez bien : ceux qui ont entre soixante et quatre-vingts ans s’impatientent rapidement. Ils disent toujours : « Abrège » ou bien « Où veux-tu en venir ? ». Après quatre-vingts, c’est une autre affaire, ils oublient et on peut donc les barboter comme on veut. Enfin, d’après cette sagesse, à laquelle, comme je vous l’ai dit, j’adhère à mesure de mon âge qui m’éloigne de Kant et me rapproche des vieux, seule la conclusion est digne d’intérêt et la conclusion la voici : la calvitie me heurte au plus profond de l’être et j’ai tous les droits de me lamenter, quarante ans passés ou pas. Je regarde ma houppette, je la trouve ridicule. Bien sûr que je la trouve ridicule, je ne suis pas con. Je vois bien à quel point elle est risible et à quel point il est médiocre d’avoir une petite touffe clairsemée qui se balade tout au sommet de moi-même. Je vois bien aussi que ça me donne l’air, combiné à mon ventre, à ces points d’interrogation espagnols qu’ils mettent en début de phrase et qui ont donc le rebondi en bas et le point en haut. De toute façon, un jour quelqu’un me l’a dit honnêtement : « Tu sais qu’avec ton bide et ta houppette, tu as le profil exact d’un point d’interrogation espagnol ? » Un certain temps, c’était même devenu là mon surnom : le point d’interrogation espagnol. Les nouveaux venus, qui, par définition, ne connaissaient rien à l’affaire, pensaient même, à cause de ce petit nom, que j’étais de sang espagnol. Ils me disaient : « Holà ! » Je répondais : « Bien le bonjour, monsieur ! » Puis, j’en ai eu marre et me suis résigné à la situation, disant Holà ! à qui veut. Ne croyez pas non plus que je suis un résigné, un lâche qui ne fait que se plaindre sans chercher de solution à son problème. J’en ai cherché et testé des solutions, croyez-moi bien. Une fois où j’en avais vraiment marre de cette tonsure qui m’apparaissait de plus en plus comme un pubis vieil et malade, je me suis rasé le crâne. Mais je vous jure que c’était bien pire, j’avais comme un miroir au sommet de la tête. Quand je m’asseyais, les gens s’arrêtaient au-dessus de ma personne pour se recoiffer, remettre du rouge à leurs lèvres ou vérifier que la salade qu’ils avaient entre les dents s’en était bien allée. Et puis, je ne vous dis pas les railleries que m’a causées la repousse, j’avais comme une barbe triangulaire au crâne et les moqueurs, dès qu’ils me voyaient, ne pouvaient s’empêcher de me balancer : « Alors, on s’est rasé la chatte ? » C’est pourquoi, je vous interdis formellement de me soutenir qu’au vu de mon âge, quarante-trois ans et huit mois, je n’ai aucun droit à me plaindre. Je vais même aller plus loin et dire que j’ai un droit particulier à tout ce qui est de l’ordre de la lamentation. Pas que ce soit moi qui aie le droit, que je sois l’essence de la proposition et le droit son accident, mais tout le contraire, j’en suis l’accident et le droit l’essence, autrement dit : nous avons tous un droit inaliénable à se plaindre. Même le plus beau et le plus touffu est légitime lorsqu’il se tire les cheveux, qu’il crispe ses poings au ciel et qu’il geint : « Dieu, pourquoi m’as-tu fait si beau et si chevelu, je voulais être chauve et laid ? » Aujourd’hui, je sens que le point final de ma philosophie se situe quelque part par-là : nous avons tous uniformément le droit de nous lamenter, de chouiner, de pleurer, de crier, de hurler, car nous avons tous le droit de dire que nous aurions mieux aimé la chose si elle était autre que ce qu’elle est.
Chapitre 4
Je regarde encore mes deux amis, et je me dis qu’au lieu d’être les rois des cons et de la paresse, on pourrait bien trouver quelque chose à faire de notre temps. C’est pas la première fois que je me fais cette réflexion. Je note machinalement dans ma tête : projet… numéro… infini. Le problème aussi, c’est qu’ils ne savent rien faire ces deux intelligents, à part piailler et plisser les yeux en demi-lune. Quoi qu’il en soit, quand on est trop bons pour être utiles, il n’y a pas mille options pour s’occuper : l’arnaque ou la philosophie. L’arnaque, ce serait le plus marrant, mais pour que ça marche, il me faudrait un balourd à tête d’enclume et un petit vicieux qui se frotte les mains. Avec ces deux zigues, ce sera pas possible, il va falloir se résigner à être philosophiques. Je leur dis mon idée, aux deux. Au début, évidemment, ils ne comprennent rien à ce que c’est, la philosophie. Ils soupirent en pensant arguments et système. Je leur explique que c’est rien qu’une affaire de se justifier auprès de la postérité, de dire aux petits-enfants que si on a laissé les nuls aux manettes, c’est parce qu’on avait mieux – c’est-à-dire rien – à faire. Descartes était un immense flemmard qui passait son temps à rigoler dans son lit. Mais s’il n’avait rien écrit, on saurait pas distinguer les paresseux des incapables. C’est juste pour ça qu’il faut qu’on fasse quelque chose. Système, pas système, on s’en fout. L’idée, c’est avant tout d’enfumer ceux qui croient que les mots sont des choses, et de faire sourire ceux qui comprennent. Là, tout de suite, ça leur parle à mes gaziers. Alors on s’y met.
Enfin, il y en a bien un qui rechigne, et qui veut en faire le moins possible. Il commence même à nous filouter en parlant d’Empédocle avec des yeux de pleine lune, pour nous faire avaler qu’il faut juste écrire en morceaux, que rien ne sert de tout fabriquer, qu’il y aura bien un ennuyeux du futur pour écrire un livre sérieux sur notre bafouille et faire le boulot d’imaginer les parties manquantes. On se chamaille, parce qu’il exagère un peu, mais je dois bien finir par avouer qu’il a raison. Je négocie quand même pour qu’on en écrive un chacun, de fragment, alors que les deux autres pensaient qu’on pouvait n’en faire qu’un seul – une introduction à un livre perdu. Je déchire une page de mon carnet, on la lacère encore en trois. L’autre débusque un crayon mordu, un stylo sans bouchon et un feutre violet. Ça parlemente encore, pour savoir qui prend quoi et qui vaut mieux – il faut admettre que le feutre est vraiment bas dans la hiérarchie des choses. Ils sont enfin tête en l’air à réfléchir. Je m’amuse à les voir écrire, les deux bougres, avant de réaliser que je dois aussi faire ma part.
Au bout de quinze minutes, on en est venus à bout, de notre chef d’œuvre. Il a fallu rafistoler quelques passages pour la cohérence, et recopier le tout sur du papier propre. Nous voici en possession de fragments des très rares Carnets blancs de ce météore du vingt-et-unième siècle qu’était Éminent Paltoquet.
§1 – Je suis l’homme d’un seul livre, et c’est un livre mort-vivant. Ma pensée est une liasse de feuilles d’automne que j’ai soufflées sur Paris. Si vous venez d’en trouver une paire, sachez qu’elle est unique. Vous êtes désormais l’un des possesseurs incomplets du nouveau manifeste cynique.
§47 – La matière existe sans le monde, mais il n’y a pas de monde sans signe. L’être-au-monde est un pisteur (§12). Le nouveau cynique sait qu’il faut délaisser le monde pour la matière, et défaire la croyance en la fonction référentielle du signe.
§48 – Deux manières de défaire la fonction référentielle du signe : suspension ou dérision. La suspension est une éthique du silence, celle des stoïques, qui ont tort d’avoir raison de cette manière (§49). La dérision est la vérité des cyniques, qui défont le sens par l’excès, et qui ont paradoxalement raison par le fait d’avoir toujours tort (§50).
Chapitre 5
Dans l’attente de l’archiviste, le Dr. Krauss faisait ce qu’il aimait faire dans ces laps de temps inutilisables, à savoir regarder le climat. Ce n’était pas seulement le paysage ou du moins son simple arrangement esthétique qui l’intéressait, ce qu’il tentait de déceler par cette habitude fouineuse c’étaient les indices, ce qu’il appelait parfois renvois et que le plus souvent il n’appelait pas. C’est pourquoi, derrière le satin ourlé des pelouses et le jaune bruni du sable, il ne pouvait s’empêcher de penser pluviométrie, humidité, nappes d’eau ; même les mamelons et les bosses que sont les collines étaient prétextes à rêvasser d’écoulement et se dire que lui, le maintenant assez vieux Dr. Krauss, préférait décidément les pays à rivières où l’eau se fâche dans les détours injustes que lui impose le paysage aux larges plaines où s’endorment l’abondance et le confort.
En ce moment il se trouvait sur la rive d’un de ces fleuves trop grands dont seule l’Amérique a le secret. Sept moucherons duellaient juste devant ses lunettes, l’empêchant de se concentrer sur la masse liquide qui ne coulait pas. Des sortes de cosses mal habillées dont les moteurs grinçants et hâblards sentaient le pétrole allaient, d’une traîne lente, disparaître sous le plumage exotique des arbres. Le Dr. Krauss connaissait l’hygiène des feuilles et savait pertinemment que si celle-ci jouait le volume, cette autre, malgré sa maigre tenue, avait tout autant part à la lumière. Les chiens, comme partout, se désespéraient du vol des mouches, et des enfants semi-nus leur tiraient l’oreille.
Le Dr. Krauss se disait arkhé-ologue. Jadis, un ami l’avait convaincu de faire des cartes de visite et c’est ce qu’il avait marqué dessus : Dr. Krauss – Arkhé-ologue. Il n’en avait plus qu’une seule qu’il conservait en souvenir de ce même ami qui finalement avait jugé la vie trop dure et s’était tué en se jetant sur une roche pointue. Par arkhé-ologue, Krauss voulait signifier qu’à l’inverse de ses collègues archéologues qui s’intéressaient à ce qui est ancien, lui étudiait ce qui était originel et primitif – « l’initial » comme il l’appelait le plus souvent, « le matinal » comme il l’appelait devant les poètes tout en souriant que cela fasse friser leurs longs cheveux. Lorsque quelqu’un lui rétorquait que cela revenait au même, le Dr. Krauss répondait d’une phrase qu’il gardait inchangée depuis plus de trente ans : « On ne dit jamais d’un enfant qu’il est ancien, on dit bien plutôt qu’il est nouveau ou neuf, et si ces termes déplaisent par leur côté réifiant, on dit qu’il est jeune ». C’est donc comme « savant de la jeunesse », « dissertateur et diseur de ce qui débute » que se pensait ce professeur aux sourcils plus blancs que noirs et plus longs que courts. Et si une autre personne lui demandait pourquoi donc garder cette réponse inchangée, le Dr. Krauss répondait qu’afin de consacrer son esprit à la tâche difficile qu’est la pensée, il se faisait économe de toutes les réponses, de toutes les questions et, en somme, de toutes les interactions inutiles. C’est pourquoi il avait, comme les gens ont dans leur boîte à outils un tournevis, une clé anglaise et un marteau prêts à tourner, à serrer et à marteler, des éléments de langage préparés en amont. Ainsi, la réponse à « il fait beau aujourd’hui » était inaltérablement « le soleil est radieux », celle à « il pleut », « cela fera du bien aux plantes », et enfin celle à « comment ça va la famille ? », « je n’ai que mes livres pour famille ».
L’archiviste n’arrivait jamais. Cela n’inquiétait pas le Dr. Krauss car il avait connu suffisamment de tropiques pour savoir que règne, en ces endroits-là, une torpeur toute particulière – lascive au point d’en être gluante, lente comme un bâillement qui jamais ne se termine. Devant lui, l’on déchargeait les sortes de canots qui traînaient maladroitement convexes. Leur contenu était invariablement constitué de ballots blancs et sales faits de toiles plastiques. Même les bouts élimés et les déchirures semblaient être les mêmes d’un ballot à l’autre. Une fois la cargaison mise à terre, l’embarcation repartait soit vide soit chargée d’autres de ces invariables ballots blancs et sales. Le Dr. Krauss se demandait s’il y avait de véritables contenus à ces ballots ou bien si tout ceci n’était fait, selon l’expression, que pour la beauté du geste. Il se demanda même, au cas où la seconde option était la bonne, quelle serait la beauté de ce geste, et alla loin jusqu’à penser que ce serait la gratuité, puis il se ravisa et, comme le bon vieillard qu’il devenait, il put restreindre ses pensées à une contemplation béate et quasi-mystique des moucherons qui se frappaient.
Il était venu ici, dans ce trou d’Amérique, à la recherche d’informations sur un groupe qu’il nommait, pour l’instant et faute de mieux, « le concile aléatoire », car c’était cela son travail d’arkhé-ologue : la reconstitution de bandes, de confréries, de sectes, de conclaves, de groupements, de communautés, d’assemblées, non tels qu’ils eurent une influence sur leurs successeurs, mais tels qu’ils existaient à leur propre époque. Lorsqu’on lui disait que c’était finalement là le travail historique le plus banal et qu’il ferait mieux de ranger les grands noms qu’il se donnait, le Dr. Krauss répondait simplement, d’une de ses phrases toutes faites, « Non, car mon travail est à l’envers ». Si ses débuts avaient été difficiles, comme c’est souvent le cas pour les inventeurs de science, il était désormais éminemment respecté et avait ses entrées à l’université tout aussi facilement que chez les galeristes et les peintres, les éditeurs et les écrivains – il pouvait même se targuer d’une place privilégiée chez les joueurs de cricket indiens qui, parmi tous les sportifs, sont sans doute les plus intelligents. Tout cela, il ne l’aurait jamais accompli sans le succès retentissant de sa première grande monographie consacrée à une bande de desperados du Nouveau-Mexique. À la parution, on salua unanimement ce travail, à la fois pour sa rigueur scientifique et pour sa clarté littéraire – le Dr. Krauss ne lésinant jamais sur les longues descriptions balzaco-proustiennes, surtout lorsqu’il s’agissait, comme c’est le cas chez bien des hommes et pour des raisons troubles ou peut-être inavouables, de scènes de viols, scènes pour lesquelles le Dr. Krauss déployait la plus formidable palette d’émotions et l’étendue entière de son langage, n’hésitant pas, lors de ses plus puissantes poussées métaphoriques, à comparer le coït imposé à ces cactus mamelus qui poussent au Nouveau-Mexique, faisant d’un même mouvement une analogie entre l’acte et le paysage, entre le sexe viril coupable de la fornication non voulue et les seins victimes des taillades du bourreau.
Enfin, au long de sa carrière il eut l’occasion de s’intéresser à des résidus gnostiques qui ne se savaient être ni résidus ni gnostiques, à des bandes de voyous thaïlandais, à des confréries soufies, à des sectes ismaéliennes, à des satanistes du XIXe qui s’appelaient ainsi sans faire grand-chose d’autre que dessiner des pentagrammes, à des tribus africaines qui ne respectaient pas la loi de Mauss et où les donateurs, sans jamais espérer de contre-dons, donnaient jusqu’à l’épuisement de leurs biens, puis de leurs ressources, puis enfin de leur vie lorsqu’ils s’offraient, eux-mêmes et faute de mieux, en esclavage. Et comme c’est souvent le cas, le Dr. Krauss avait publié un peu après ces cinquante ans ce qui fut considéré par beaucoup comme son magnum opus, une étude sur la « République de Dieu le Fils », République instaurée en 1917 par de faux staretz révolutionnaires et qui, en mémoire de la Révolution française, avaient adopté un nouveau calendrier commençant en l’an I du mois Betterave. À partir du 18 de ce même mois les registres avaient disparu, et la République elle-même ne passa jamais le cap du mois Betterave pour connaître la beauté printanière du mois Primevère – coincée qu’elle était entre des Rouges lui reprochant son caractère théologique et la barbe des « Citoyens de Dieu le Fils », et des Blancs qui ne voulaient rien savoir de ces « guignols qui sont à la fois de faux staretz et donc impies et de vrais révolutionnaires donc dangereux ».
L’archiviste n’était pas encore venu, mais le Dr. Krauss ne s’inquiétait toujours pas. Plus jeune, il avait eu l’occasion de déjeuner dans un restaurant sous ces mêmes latitudes qui s’appelait sobrement « Très bon » et qui ne possédait à son menu que deux plats, l’un totalement impossible à réaliser par manque d’ingrédients, l’autre pour lequel le cuisinier-serveur devait prendre sa mobylette pour aller chercher les ingrédients manquants. C’est pourquoi il ne se faisait pas de mauvais sang et s’amusait à regarder le non écoulement du fleuve ou à caresser le vieux chien qui était venu à ses pieds, lui faisant à nouveau comprendre que le lien entre chien et homme est magique puisqu’en moins d’une heure les chiens frétillants et joueurs s’étaient retrouvés seuls avec les enfants à se tirer mutuellement les oreilles, le chien vieillard était venu le voir pour partager ensemble un peu de calme, et les chiens d’âge médian regardaient, de leur moustache honnête et scrutatrice de père de famille, les ballots se faire et se défaire.
Deux choses l’intéressaient particulièrement dans le « Concile aléatoire ». Premièrement, qu’il semblait aléatoire, c’est-à-dire qu’il était impossible de savoir quel était l’objectif moteur de sa réunion. Et cela, cette indistinction, représentait une grande nouveauté pour le Dr. Krauss. Si dans certains cas le but était franchement clair, comme par exemple pour les voyous thaïlandais qui ne se réunissaient que dans l’objectif précis de voler des sacs avec le mode opératoire tout aussi précis de la moto qui dévalise puis accélère, et que dans d’autres cas, comme par exemple dans cette confrérie soufie où, mis à part de vagues idées métaphysiques et la barbe portée longue, il n’y avait qu’un semblant d’entente, aucun des cas n’avait un but aussi fuyant et brumeux que celui du Concile aléatoire.
La deuxième chose qui intriguait le Dr. Krauss était que cette bande avait visiblement laissé derrière elle de grandes œuvres. Si les bribes récoltées étaient pour l’instant très rares et uniquement issues du travail de Krauss, tout semblait indiquer des capacités philosophiques, théologiques, poétiques et artistiques absolument exceptionnelles. Pour l’instant, le Dr. Krauss n’était certain de l’existence que de quatre des œuvres du Concile : un livre de sermons écrit par celui d’entre eux qui se faisait appeler le Prophète et qui, d’après les sources internes au Concile, avait fondé la plus « belle des religions », et ce bien que Krauss n’en trouvât trace nulle part ailleurs ; un premier recueil de poésie dont pour l’instant il n’avait rien mais qu’il savait exister ; un second recueil de poésie ; et enfin un traité philosophique.
Le second recueil, Krauss en avait, par bonheur et par miracle, trouvé des fragments en Iran lors d’un voyage où, admirant la beauté enluminée d’un mur, il s’était étonné de la présence simultanée de plusieurs écritures enchevêtrées. Après s’y être penché de plus près, il avait découvert que quelqu’un avait caché, sous les angles durs du coufique, des glyphes courbes de nastaliq. Le Dr. Krauss mit trois mois à déchiffrer puis traduire ce palimpseste. Il avait d’abord isolé un vers :
Il faisait jour bleu lorsqu’elle sut la syllabe de mon nom
Puis, plus loin, après quelques morceaux indéchiffrables, un second vers :
Celle dont jadis nous baisions les genoux
Après ce vers, Krauss eut grands tourments, car, s’il réussissait à saisir des mots, cela semblait totalement dénué de cohérence – même de cette cohérence qui perdure dans l’incohérence voulue. Avec l’aide de nombreux experts – traducteurs, calligraphes, littérateurs – il put reconstituer une phrase qui, semblait-il, avait été rajouté ultérieurement par quelqu’un qui n’avait, non seulement rien avoir avec le Concile, mais dont les ambitions s’arrêtaient sans doute au fait de salir un mur public :
On a tous enfoncé le cul poilu de la sœur de Mohssen
Malgré ce retard causé par la bêtise graveleuse de l’un de nos aïeuls, le Dr. Krauss continua son travail et put traduire trois vers de suite :
C’était un peu de vin taché d’eau,
une rencontre de soi à soi,
l’Autre aux nattes du logis.
Et finalement, après un pan de mur éboulé à cause d’une station de métro que l’on construisait non loin de là, le Dr. Krauss put mettre la main sur un dernier vers :
Une grande page blanche palpitante dans la lumière dévastée dure jusqu’à ce que nous nous rapprochions.
Quant au traité philosophique, Krauss sut également en récolter quelques fruits. Son architecture, organisée en petits paragraphes, le rendait formellement semblable aux écrits aphoristiques de l’Inde, aux livres des moralistes français et, plus proches de nous, aux travaux de Nietzsche ou de Cioran. Il y avait également une légère teinte, par le fait que la succession des arguments semblait suivre un ordre très précis, de traités théologiques – quelque chose à mi-chemin entre les épîtres du Kalam et la Somme théologique de Thomas. Cette fois-ci c’était en Chine et parfaitement consciemment que le Dr. Krauss en avait glané quelques morceaux. Plus précisément, c’était chez un vieux chinois qui ne faisait que répéter : « Moi j’ai connu Mao, mais mon silence a vaincu son bruit » que Krauss put, dans le dédale infini de papiers, trouver une dizaine de paragraphes écrits et moulés dans une pâte qu’il reconnut immédiatement comme étant celle du Concile. D’entre ceux-ci, il alla jusqu’à se tatouer sur le ventre – car il ne se connaissait que très peu en tatouage – son paragraphe préféré, ce qui l’amena, devant l’ahurissement d’une fille de joie dont il payait la passe le double du prix, à s’étonner lui-même en répondant que « C’était pour le travail ». Par là, le Dr. Krauss voulait simplement dire que la raison pour laquelle ce paragraphe lui plut tant était qu’il illustrait à merveille le labeur qui avait était celui de sa vie :
§123 – Pour rendre l’infini fini, il faut d’abord le rendre nombrable. Celui qui maîtrise l’éternité n’est pas celui qui en touche l’impossible, mais celui qui en invente la mesure. Il n’y a que fini et infini et, entre-deux, la mesure.
Quant aux personnes qui constituaient ce cénacle, à part le fait que leur nombre était indéterminé et possiblement changeant, il était impossible d’en savoir quoi que ce soit. Le seul qui portait un attribut sérieusement individué était le Prophète. Toutes les autres individuations étaient purement descriptives : soit carrément morphologiques – le petit, le gros, le chauve, le long, le chevelu, le grand-nez – soit de l’ordre du comportement – celui-qui-allait-aux-toilettes-à-midi, celui-qui-aimait-la-viande-bien-cuite etc. Sans savoir pourquoi, peut-être par purs préjugés indignes d’un scientifique de son envergure, le Dr. Krauss en avait fait quelques déductions : le Prophète ne pouvait ni être le chauve qui lace ses chaussures avec la technique enfantine des oreilles de lapin – bien que Krauss lui-même utilisât cette technique –, ni celui que l’on appelle l’homme aux trois tétons.
Enfin, le Dr. Krauss attendait encore son archiviste qui devait l’aider à explorer le fonds jésuite de cette ville perdue, fonds dans lequel Krauss savait pouvoir trouver de nouveaux éléments sur le Concile, car il avait appris que ce dernier – on ne sait ni pourquoi ni comment – avait eu affaire à des Jésuites, dont l’un, après mille déboires, s’était exilé avec tous ses livres dans ce trou perdu, arguant la retraite monastique alors que les mauvaises langues l’accusaient d’avoir engrossé une princesse siamoise, ce qui avait conduit, en représailles, au massacre de toute la communauté chrétienne de la région. Mais le Dr. Krauss n’était pas pressé. Il aimait la lenteur de la région et trouvait qu’il convenait bien à une telle recherche et à un tel Concile, que finalement lui, le Concile et ce coin de fleuve étaient du même âge. Cela lui rappela le vieux chien à ses pieds, qu’il caressa, le réveillant d’une sieste digne d’un Concile et d’un coin de fleuve. Il regarda longuement les sourcils blancs et longs du chien qui, à son tour, regarda longuement les sourcils blancs et longs du Dr. Krauss.