Note sur les chemins

29 juin, Mesquer.

Je courais tout à l’heure sur un sentier tortueux au milieu des salines. Mon corps occupé à suivre mécaniquement les lacets, je pris conscience de la drôle de nécessité des chemins. La manière même dont on les découvre pourrait en être la théorie.

Débarqué dans un ailleurs, l’étranger se rassure toujours par l’évidence des voies qui mènent quelque part. Ce sont, depuis des millénaires, les sauf-conduits des promeneurs perdus, les courts-circuits qui ramènent des errances à la maison, l’interminable quai de celui qui veut partir au plus loin. Ces lignes n’ont rien d’artificiel, elles appartiennent à nos évidences mentales et fonctionnelles. L’étranger s’y complait avec la timidité du nouvel arrivant, avec l’humilité de celui qui ignore si les chemins de traverse ne sont pas des impasses.

Une fois la forme du lieu appropriée, dessinées les artères comme de sûres tranchées, l’étranger – s’il n’a pas le front bas et les orbites en œillères – s’aventure. Il part écumer la capillarité de l’entre-deux-voies, abîmer les chemins sans balise. Le promeneur subtil n’y trouve aucune autre liberté que celle de transgresser la route. Cet intermonde n’est ni anarchie – carte imaginaire des sentiers mobiles – ni labyrinthe – ésotérique du seul chemin parmi les culs-de-sac. Si le sentier divague, c’est au nom d’une plate et immanente nécessité : une logique propre au lieu, une microgéologie. Ses sinuosités n’ont aucune autre raison apparente que l’érosion multiséculaire des foulées rares mais répétées. Itération confère sacralité : nul ne pense à quitter l’ornière rassurante. Personne ne coupe à travers les salines, quitte à emprunter la plus absurde des épingles, où le détour ne s’évite que d’un pas. On fait confiance à l’antiquité du tracé, comme le mouton au chien de berger.

Je ne peux m’empêcher de voir dans cette confiance une forme primaire de religion. Je me souviens alors d’une visite à Bath. L’abbaye avait été construite sur le temple romain voué à une étrange Minerve locale, mêlant son visage à celui de Sulis, déjà vénérée en ces murs par les Celtes. Sous les ruines, jaillit une source chaude : Aquæ Sulis. Ici encore : topologie sacrale, comme une nécessité propre au lieu. Le sacré colle à la source. J’imagine immédiatement son histoire. Des hommes au-delà des âges, nomades, magiques, fascinés par le miracle des eaux, concrétisant par leur obsession rituelle l’hétéronomie du lieu. Et à Rome, le récit d’un ami qui me dit qu’il suffit de plonger sous une cathédrale pour découvrir les yeux hallucinés des portraits de Mithra. Creuse encore, et tu trouveras les signes d’absurdes sacrifices, comme cette danse macabre de squelettes arrangés sur le lit d’une rivière sèche.

Bath et Rome, des villes traversées par des mouvements secrets. Sous le quadrillage, des foyers sacraux, peut-être une multitude de chemins perdus, comme effacés. Je pense (encore) au Livre des passages : au cœur de la ville, dans les traverses, une persistance des premiers sentiers. Je vois la venelle inquiétante, le coupe-gorge qu’évitent le travailleur pressé et le touriste aux orbites en œillères. Je les rêve alors en résidus des layons antiques, capillaires sous l’épiderme d’une nécessité oubliée. Le territoire de notre carte primitive.  

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