À gorge déployée

Qu’on accueille Sisyphe par un rire, cela lui paraissait être la réponse la plus adéquate. N’apprécierait-il pas l’impertinence de ce grand tressaillement, de ce séisme totalitaire, de cette atteinte intégrale ? C’était une prise en main absurde, incontrôlable, d’un corps secoué de spasmes, évoquant l’agonie, symbole perturbateur d’une euphorie, de quoi résoudre bien des contingences. 

Le rire, objet de contemplation pour tout être se réfléchissant, était, selon elle, le moyen de saisir un prisme, d’appréhender un être. Prunelle étrange, physique, ce symptôme du décalage naturel était un indice, une fenêtre sur les abysses du sujet contenant, de ces bras et de ces jambes qui ne pouvaient faire sens que par l’appréhension d’un autre esprit. On ne peut appréhender autrui que par la chair, la lourde sueur, les intuitions éclatantes d’une peau à parcourir. 

Elle en avait connu, des types et leurs rires. De quoi écrire tout un roman, tant ce mouvement, à la limite de la suffocation, parfois bovine, parlait bien plus qu’un mot creux, une prétendue voltige conceptuelle. Elle avait appris, avec le temps, à déchiffrer les énigmes de ses congénères, ou, du moins, elle en avait l’appétence, ce qui, parfois, pouvait être suffisant. 

D’abord, il y avait celui, qui, arrogant, clamait, fanfaron, son instinct de domination. Il sentait fort la testostérone, la posture assurée, confiante, du mâle qui s’établit. Gras, presque vicieux, imperturbable, ô combien poreux. Un “je suis là” certain, à demi-loup, sexuel à vous foutre la gerbe. On pouvait en rire, ou le prendre en pitié, devant l’absence de lumière, devant cette certitude erronée, qui ne pouvait que découler sur un verbiage méprisant et méprisable. 

Celui moqueur, ricanement ironique, ne lui évoquait que la hyène haineuse, et dans sa bouche, au gré des souvenirs de ses rencontres, un goût désagréable lui piquait toujours le palais. Cela lui évoquait le goût rance, moisi, de poires véreuses dans leur jus gras. De quoi susciter la vision d’un pédant, mauvais comédien, supérieur par posture. Brillants de mauvaise haleine, doués et gâchés, ces rires ne traduisaient que la lâcheté, la peur du vide, les vertiges face à toute prise de risque. 

Il valait mieux aller sur l’autre versant, celui des dents à croquer, dévoilées dans des élans de tendresse, celui où la mémoire se complaisait, de ces rencontres heureuses, momentanées. Elle en chérissait un tout particulièrement, lorsqu’il frôlait des lèvres hésitantes, le rire d’une âme grande. Légèrement poussé : pas forcé, mais un éclat sonore, brutal, une morsure vive. Celui-là était très bavard, il signifiait tout un malheur, un désarroi transformé à bout portant, une fleur à un fusil malhabile. Érotique, insolente courbette refusant tout système, crainte et appétit, ce rire désespéré, dans sa joie de vivre, claquait comme une gifle. On laissait exprimer tout un potentiel vocal, qui, loin de la simulation, est seulement l’enthousiasme partagé d’un plaisir détonnant. C’était celui qui saute sur l’occasion, qui, triste encore, veut, désire, croque. Sublimé par sa note bleue, douloureuse comme un orgasme, ce savant mélange concocté par des auteurs doux-amers était sa folie, son plaisir coupable. On y lisait de diaboliques inconscients qui avaient encore tout à apprendre. 

Puisqu’en effet, ces garçons-là ne savaient pas encore, ne savaient pas toujours, avaient perdu, dans leur fureur, un dialogue autre, le langage adorable qui seul pouvait durer. Il ne s’entendait qu’au creux d’un sourire.

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