Annie
J’ai connu Annie alors qu’elle était déjà sans âge, déjà hors du temps. Elle avait bien une date d’anniversaire, les dix-sept septembre, prise en tenaille entre ma mère et ma sœur. Mais sa célébration avait une nature tout autre : entre jeunesse et prime jeunesse, nous nous évertuions à marquer le coup, à saisir un moment de passage dans ce qui n’était – et ne demandait qu’à être – l’écoulement las et tranquille des jours, tous pareils, fidèles à eux-mêmes. Fêter l’âge d’Annie, c’était tailler à la hache une flottaison, la fuite paisible et silencieuse des heures, du chant du coq dans le matin frileux jusqu’à la chute du soleil dans les cosmos et la lavande, après le café de quatre heures.
Le petit village où j’ai grandi était pour moi à la mesure d’un monde. La maison d’Annie avait, dans ma géographie mentale, valeur de limite et de second foyer, et la distance qui nous séparait d’elle était un étalon de mesure répliquable à l’infini. Il y avait quelque chose de vaguement magique dans cette baraque de pierres blanchies à la chaux, aux murs tordus, aux fenêtres inégales, aux angles trop aigus ; et les pas de la promenade de l’après-midi nous conduisaient invariablement jusqu’à ce sanctuaire de sorcellerie absconde mais bienveillante.
Le chien trottait au-devant en remuant la queue, anticipant la halte et son dû. Un petit carré de sucre, blanc sur le bleu des veines d’une main tendue, surplombé par un œil malicieux qui s’enquerrait que le geste de complicité ait bien échappé aux maîtres. Puis, en terre conquise, le chien nous précédait au jardin, suçant sa friandise dans un coin d’ombre, pendant que nous arpentions les allées sur les talons d’Annie. Tout bourdonnait, tout s’affairait, sons et odeurs, dans la lumière oblique qui pesait sur ce vieil enclos, chaque jour plus ébahi de sa propre netteté diligente, de son élan vital. Les œillets d’Inde reposaient entre les pieds de tomates poussant haut, rectilignes, redressés chaque jour par une main connaisseuse et sévère, alors qu’un œil suspicieux surveillait les haricots, les poireaux, toute la verdure en somme, comme pour s’assurer qu’aucun esprit rebelle ne s’aventure hors de la ligne dans laquelle il avait été amoureusement semé.
La tondeuse toussait à intervalles réguliers, chaque samedi, laissant dans son sillage une traînée plus claire, grasse, presque liquide, odorante entre mille. Et quand nous surprenions Annie à l’ouvrage, la vision des mains bleues crispées sur les poignées et de cette silhouette menue, tout entière bandée pour faire avancer la bête, évoquait l’un de ces corps-à-corps de titans à l’issue toujours incertaine. Le même sentiment nous saisissait en la voyant manier la bêche, elle qui butta ses pommes de terre jusqu’à quatre-vingts ans, de la même main volontaire et sûre, le corps presque à angle droit mais mue par le même entêtement, la même fierté des gens de la terre qui veut que la main qui lâche l’outil invite, par le même geste, la mort à entrer.
Annie avait bien deux filles, deux ou trois petits-enfants, mais, au premier plan sur le buffet du salon, c’étaient nos trois photos identiques qui trônaient, religieusement remplacées à chaque rentrée des classes. Elle eut pour nous un amour inexplicable, et nous le lui rendîmes : troisième grand-mère, confidente et amie, complice parfois lorsqu’elle couvrait les dégâts de nos jeux, famille jusque pour les copains d’école qu’elle embarquait par grappes de cinq ou six entre midi et deux pour les soustraire à la cantine. Le retour jusqu’à chez elle, c’était une ribambelle de mioches hissés ensemble sur les deux roues de son vélo, dont elle poussait le guidon au son d’un « roulez jeunesse ! ». Le tableau relevait du miracle : une silhouette presqu’aussi menue que les nôtres, mais augmentée dans ses forces par des années de vigueur paysanne et d’amour maternel, entraînant sa portée d’adoption dans l’ombre de la cuisine pour lui offrir le repas tant attendu : œufs et purée.
Pas les œufs des parents jetés à la hâte dans l’assiette, trop baveux et trop blêmes, non, de vrais œufs en anneaux de Saturne, au contour grillé, au jaune ferme et charnu, trônant sur une purée tout aussi honnête, consistante et moelleuse, liée de beurre et de muscade. Et à ce camaïeu de jaune venait invariablement s’ajouter la gaufrette du dessert. Il y en avait une variété, de ces ocres brunis, et c’était chaque fois la surprise : simples gaufrettes craquantes, losanges impeccables et dodus dans leur boîte de métal, fines galettes striées garnies au cœur d’une couche de cassonade ; tout finissait englouti par les mêmes bouches avides auxquelles les mots manquent aujourd’hui pour rendre justice, la nostalgie au ventre, à ces petites madeleines personnelles.
Dans le cercle hautement restreint des copains, Annie avait, incongrument, sa place. Trop mère pour en garder le sérieux, trop vieille pour être adulte, elle était de notre âge comme de tous les autres. Pour cela, elle comprenait le jeu. Elle s’enquerrait du sort de la demoiselle kidnappée la semaine précédente par les corsaires et du montant de la rançon, pourvoyait l’attirail nécessaire à la construction du réseau de canaux par lequel, après le repas et d’un accord unanime, l’on avait décidé de saccager son potager. Elle laissait la petite clique grimper aux arbres, jouer les funambules sur le mur d’enceinte du jardin, pansait parfois un coude suintant de sang et de sève ; et de la pénombre fraîche du salon ouvert montait sa voix, dictant sans coup faillir le rythme des cache-cache et des un, deux, trois Soleil.
Sans doute nous regarda-t-elle pousser, pendant des années, comme on regarde l’arbre fruitier en attendant son millésime. Elle suivait, de loin mais avec satisfaction, les réussites scolaires, les bulletins s’accumulant dans ses tiroirs ; et, en parlant peu, elle n’en était pas moins fière. Mais elle voyait grandir et s’éloigner ces petites branches dont elle avait materné la croissance, veillé les fièvres et satisfait les appétits. Elle invitait encore la famille à manger, nous offrant le spectacle de ses mains toujours plus bleues, s’agitant dextres au-dessus de la gazinière antique pour préparer une pâte à gaufres. Et à ces deux opales timides mais sûres répondaient des miroirs jumeaux, deux yeux qui semblaient s’éclaircir à mesure que les joues qu’ils surplombaient se marbraient de couperose. Les trois gosses s’éclipsaient désormais avant la fin du repas, rappelées à leur propre monde par un téléphone, une pièce rapportée présente ce jour-là, ou l’appel pressant de quelque mélancolie adolescente. Les au-revoirs n’étaient jamais inquiets, jamais amers, jamais adieu ; pas même celui qui, pour moi, précéda un très long voyage. Ni sa hanche vacillante, ni l’appendicite, ni ses siestes toujours plus longues dans le petit fauteuil du salon ne nous inquiétèrent outre mesure : on ne pouvait perdre Annie, elle était coulée dans l’éternité.
C’est tout juste de retour de ce très long voyage que j’appris sa mort. En nostalgique inconsolable, je poursuivais mon enfance dans chaque théâtre des vacances d’antan. Il y eut l’Ardèche, puis les Pyrénées. Et c’est dans un petit village de là-bas, un de ceux qui avaient le mieux bercé mes étés, accueilli le plus d’heures bleues, de soirs tranquilles, de soleil insouciant, que nous parvint la nouvelle. Annie est morte.
Je traversais la France entière pour ne revoir qu’un cercueil. Petit, tout petit. Un cercueil d’enfant.