Embarras textile
La fin de la tendresse, elle s’en rappelait très bien. Précisément, même. C’était un vendredi, ou un samedi : le jour n’avait plus d’importance. L’après-midi : de cela, elle en était certaine. Ils s’étaient donné rendez-vous en un lieu anonyme : anonyme pour eux, sans mémoire. Une terre qu’ils n’avaient jamais foulé autrement que par l’imaginaire, avant la rencontre. Lorsqu’elle l’avait vu arriver, il lui avait semblé le découvrir encore une fois. À dire vrai, ce n’était pas un sentiment neuf, cette impression étrange : toujours, il lui échappait. Et cela lui arrivait bien trop souvent de devoir composer avec un autre visage.
On aurait dit deux jeunes mariés à les voir avancer ainsi, osant à peine se regarder. Un sourire en demi-lune avait flotté en alternance sur leurs lèvres, peut-être hésitant, peut-être retenu. Elle, elle avait changé. Elle n’avait pas choisi un masque autre, avait refusé le secret de l’impénétrable. Comme témoignage, sa peau : marquée, différente, altérée. Ses os aussi savaient parler. Mieux qu’elle, en tout cas. Et mieux que lui, à l’évidence.
Il était beau comme un jeune homme, arrogant dans son été, dans l’insouciance. Pourtant, la moiteur environnante faisait coller leurs vêtements : l’atmosphère était lourde, de celle où la sensualité n’est plus à promettre, devenant indécemment palpable. Elle se souvenait de leurs tenues : incongrues, on aurait dit des costumes. Et l’habit, cela lui faisait toujours forte impression. Son pantalon, elle le connaissait par cœur. Un peu usé, inadéquat par cette chaleur, élégant. Non, cela ne venait pas même de la chemise. Cette chemise, c’était un symbole : il la portait lors de leur rencontre, l’initiale. En lin, blanc cassé : elle le savait, et elle s’en rappellerait. Non, cela ne venait pas de la chemise, au-delà du symbole, de celle-ci étant ouverte, de ses boutons décalés. Cela ne venait pas non plus de sa robe à elle, blanche, malgré l’enfer qu’elle avait traversé. Elle avait désiré cette virginité, cette ultime provocation. Femme-enfant, désirable dans l’ignorance, naïve : cruelle aussi, comme le sont les gamins, tant qu’ils gardent leur innocence. Non, c’était l’ensemble : elle et lui, fiancés contre leur gré, à cause d’une chemise ouverte et d’une robe d’été.
Des mots qu’ils avaient échangés, elle n’avait pas retenu grand-chose. On le sait, dans ces moments-là, la compréhension devient autre. Des paroles sans poids, dites, balancées, prémâchées, des mots vides pour occuper l’espace. Le silence, à l’autre, lui était intenable. Elle, elle scrutait ses gestes, ses inflexions, le dos de sa main. Le détail, presque caché, qui lui permettrait de lire à nouveau son âme, de se modeler face au visage. Parfois, elle ouvrait la bouche : alors, c’était le tourbillon, puisqu’ils avaient décidé, sans se le dire, que ce serait là l’assassinat, le crime. Se disputer consciencieusement, frapper froidement, piquer sans ivresse : autre forme d’ébat, autre moyen de tenir l’autre à sa merci. L’orgueil, toujours vif, lisible. Lui, avec ses manches déboutonnées, grand en gestes, menteur conscient, seulement pour le plaisir.
Dans ces moments-là, où tout est à jouer, on triche. Les mots sont maladroits, comme lui dans cette chemise, et pourtant diablement séduisant, insolent. Il avait rougi, ils avaient su rire, sous la pudeur de glace. Ses os à elle, ses traits à lui, en dissonance. Il avait regardé ses cuisses, vu la provocation dans le grain de beauté, placé là, tout en haut.
Eux, hauts, hautains même, perdus dans leurs abstractions qu’ils déguisaient pour tuer le désir dans l’œuf. Le danger aussi, dans cette fin qui n’était qu’une ébauche. C’était la métamorphose : elle et lui, devenus, déjà, conceptuels. Ils allaient se figer, s’y complaire.
Cette chemise, qu’elle avait déjà enlevée, seulement frôlée désormais, embarassait le corps frêle, étranger. Une découverte, en un autre temps, un autre lieu, irréversible. Lui, son parfum, ses mains.
Elle l’avait observé, sous toutes les coutures. Distant, atteignable. Liés, ils l’étaient malgré eux, bien incapables de se rejoindre, par les rôles que leur chair avait déterminés. Reproductions pitoyables d’une histoire qu’ils auraient pu vivre. Ses yeux bleus, ses pommettes – rouges, à l’évidence. Pesanteur, légèreté – mots trop empruntés, de leurs bouches prononcés. Seuls restaient les gestes pour dire. Elle, si vulnérable, à portée dans cette robe qui la dévorait. Blanche, elle dévoilait trop, désignait ses faiblesses, l’amertume de ses clavicules. Un amour insupportable dans ce manque de l’entente.
Lorsque tout devient incommunicable, lorsqu’une chemise en dit plus qu’un mouvement avorté, la tendresse se meurt. Dieu qu’elle l’aimait. Elle n’en avait pas la force. La folie, sans doute. Impuissante pourtant, elle ne pouvait rester que dans l’incantation, se refusait au troc. La tendresse a une fin, déterminable.
Ils s’étaient retrouvés dans un cimetière.