Entre feu et bleu
La ligne que trace le pinceau du peintre témoigne qu’il fut un pinceau mais encore qu’il fut un blanc, un blanc à salir, un blanc ouvert, un accueil ; celle, au contraire, que décoche le géomètre parle d’une obligation tout autre.
Les deux lignes se suivent pareillement : il est tout aussi impossible de se refuser au chemin qu’à la route ; impossible de ne suivre, abattus de silence, ces entailles faites d’âges et de poussières, tout aussi impossible de ne suivre ces belles autoroutes, ces veines dressées de noir et de blanc, escortées de lunules et de soleils, qui vont de ville en ville. Les animaux le savent, ce sont les peintres des cols et des coteaux, ce sont les premiers à dénuder un lit pour y faire, de chaque côté, une berge plus sauvage ; les camions aussi le savent, sans doute mieux que d’autres, qu’il est impossible de s’y refuser, que ce rythme qui les mène des ports aux entrepôts, des quais aux mines, des roches aux sables, des dunes aux neiges, est une obligation, une obligation de prendre, d’enlever, d’emmener, mais surtout de lier les organes en une vaste toile où chacun sera libre d’accomplir sa fonction.
Pourtant, d’un côté l’on décoche, de l’autre on se tait, d’un côté il y a trace, de l’autre tracé. La ligne du peintre appelle toujours autre chose, une main adroite, un pinceau, le silence d’une toile, quelques couleurs. La trace naît et s’épuise dans ce qu’il y a de plus simple : un toucher, une brise qu’on ne fait qu’entendre, un effleurement. Elle se retire ; elle n’est que ce sillon de bateau qui s’évanouit dans le geste même de son départ, cet Ange venu sur terre et dont restent des plumes, un verbe, parfois un souvenir, ce saint qui abandonne des reliques, un tissu qu’il utilisa pour s’essuyer, une canne qui le soutint. Elle est une mémoire qui se fait tard, c’est ce fils et cette fille dans lesquels on voit toujours, malgré le passage des âges, les caprices enfantins et les joues dodues. Dans la trace on suit fondamentalement quelque chose qui n’est pas là, des pattes fuyardes, des bêtes déjà en leur tanière, une civilisation écroulée, une autre si vieille qui n’a plus de souvenir si ce n’est précisément cette trace, ce sillon fragile laissé derrière, cette écorchure infligée à ce qui n’était pas elle. Au contraire, dans le tracé on ne suit que ce qui est là et qui ne peut qu’essentiellement être là, ce qui n’est en rien l’écho d’autre chose, qui n’est ni souvenir ni plumes abandonnées, qui n’est que le méchant orgueil d’une présence qui ne connut jamais la tristesse de l’absence.
L’enceinte sacrée, le Temple, est cette même brèche où les profondeurs oubliées, perdues, parties jaillissent en une source qui, si elle n’est plus lustrale, conserve la clarté de son babillement, les larmes de l’adieu. Il est ainsi une trace en Espagne où le gardien des seuils, le Dieu à deux visages, se fit chrétien, d’abord en proclamant que Fils fut engendré par Père, puis en déclarant que Fils, pareil au Père, est libre de temps ; cette même trace se fit Islam et vit sur sa peau courir les courbes de l’Orient. À son retour au christianisme, peu importe ce que lui dirent les hommes, elle sut que cela ne changeait rien, qu’elle n’était que ce qu’elle a toujours été : le départ brusque de l’Ange et les quelques plumes égarées.
À Rome, il est vrai, il suffit de creuser une église, d’y creuser un puits, pour entendre la voix enrouée des roches, celle basse et profonde de la Terre. Sous cette église, une autre, plus archaïque, aux mosaïques plus féroces, et dessous encore, dans une grotte mouillée de l’haleine de la terre, suintant de son embrun froid et doux, Mithra tenant le corps musculeux et grave du taureau. Mithra, divinité céleste qui déjà à Rome se fit mystère et murmure, qui sous le joug puissant des Jupiter et des Olympe, se voulut caché, voilé, disponible qu’aux yeux avertis, présent qu’aux recoins sombres, en ces encoignures où l’on fuyait les affaires et les marchandages, où l’on fuyait les devoirs que pour s’en soumettre à des neufs, à des plus exigeants, où finalement l’on ne fuyait que pour la fuite, que pour suivre ces sentes malheureuses, ces impasses où l’on n’entre qu’en signes hiératiques, qu’en mots inconnus et pourtant reconnus, qu’en une trace laissée par autre chose et que l’on suit, sourds aux bruits de ses pas, muets de ne pouvoir les dire ; Mithra, divinité céleste qui, en sa patrie natale, abandonna jusqu’à la demeure ouranienne pour se vêtir de terre et se dresser en femme – désormais, là-bas, de petites filles avancent de ce nom et d’autres rêvent de ce soleil qui, comme elles, aime ses nattes et ses cils plus longs.
Sur cette même terre, couverte aujourd’hui de dômes d’or et de turquoise, on dit qu’il n’est de voûte où auparavant ne se consumait un feu, qu’il n’est aucune de ces lancées vers le plus haut qui ne prennent source dans la chaleur d’une flamme. Il est vrai, le bleu de ces mosquées, si fin, si léger, témoigne d’une promesse faite au ciel, la promesse d’une terre qui se rêve, comme l’azur, vide et loin, d’une terre qui se veut peut-être moins lourde et qui aime à regarder le vol des oiseaux ; et pourtant ces mosquées s’enracinent bien, pierre sur pierre, en des temples où l’homme constamment veille le feu, et où le feu, en retour, trace ce miroir où l’homme a toujours besoin de regarder ce qui fuit et s’absente, et où ce qui fuit a besoin de l’homme pour le regarder, d’un regard pour le chercher.
Comment se peut-il que du rouge au bleu, de l’azur aux flammes, un même temple s’érige ? Comment croire avec le poète que le vin de messe et celui de la Taverne sont, si ce n’est identique, tout autant vin ? Peut-être qu’il s’agit simplement d’accepter, comme nous le dit Héraclite, que le ciel est aussi de feu.
« Entre feu et bleu », extrait de Souveraineté de l’aurore