Interruption
I
L’été barcelonais, pas encore la canicule, mais ça n’allait plus tarder. On attendait le tramway, attendait d’aller tenir les barres d’acier chaudes de soleil et de sueur dans cette boîte en acier à la peinture écaillée, négligée et rêche. On attendait ce tiroir qui, comme un tiroir, sur roues d’acier et parmi rails d’acier, patine et siffle et chuinte, acier sur acier, et crie en de poussives trilles qui piquent les tympans comme une vrille déchiquette la planche. Mais on est en ville et pour les viajeros tout peut être symbole, même ces bruits de tram. Quand ça ne grince plus, bon signe, on peut monter. Quand ça ne grince plus, bon signe, on peut descendre. Quand ça ne grince plus, bon signe, on se déplace vite, pas d’obstacles, pas besoin de ralentir. Quand ça grince, c’est qu’on freine. Mauvais signe.
Le wattman était le maître de l’engin, de tout le jeu. La ville lui avait composé une mélodie stricte à suivre, l’exécution de celle-ci était toutefois entre ses mains seules. L’instrument dont il se chargeait était simple : une fois démarré, le tramway accélérait tout seul sur les rails. Il n’y avait qu’une pédale sous le pied du wattman, le frein, voilà tout ce qu’il opérait. Il était convaincu qu’en réalité il ne conduisait rien, il ne faisait que freiner, qu’interrompre le travail d’un autre, il était négation, actionnait le non.
Dans quelques minutes il verrait l’architecte. Tous les matins celui-ci traversait la rue au moment où le tramway passait et tous les matins le wattman devait improviser l’acier pour l’éviter, parfois aisément, parfois de peu, dépendant de l’aléa des choses. Les circonstances étaient parfaites pour le traminot, parfaites pour ce qu’il cherchait depuis si longtemps : la rencontre de la nécessité pure de l’acier et du hasard total, bien que journalier (et il se demandait : combien de fois un hasard devait-il se répéter avant de se révéler comme un prévu), de la traversée de l’architecte. Et lorsqu’il appuyait sur le frein, et qu’il faisait épargner l’architecte d’une mort accidentelle, le wattman considérait cela comme preuve qu’une interruption, un simple coup de frein, pouvait servir de continuation.
On voyait l’unique clocher, au loin, par-dessus une Barcelone de petite taille, de la basilique adolescente, toute requinquée d’échafaudages. Du béton, du bois et de la pierre, voilà le rêve de l’architecte, dont il n’avait réalisé qu’une fraction. Il en envisageait huit, dix, ou douze de ces clochers, comme il l’avait figuré dans ses croquis. Le chantier restait muet à l’horizon, un silence sacré dont seul est capable la pierre. Et dans le chantier le wattman reconnut le continu, dans le travail qui se poursuivait sur la pierre qui était encore pierre mais qui devenait colonne ou arche ou mur ou sol, et le bois qui était pour l’instant bois mais devenait à son tour porte ou rampe, peut-être même un joli banc, toute une série de jolis bancs. Et le wattman réfléchit ainsi à tous les matériaux qui étaient en voie de devenir chose, et quand il n’eut plus de matériau pour occuper sa réflexion il pensa aux choses elles-mêmes, que la terre devenait chantier et le chantier devenait basilique, que les coups de marteau des ouvriers devenaient basilique, que les croquis de la basilique devenaient basilique, il conclut que les rêves de l’architecte devenaient basilique, et il alla même jusqu’à penser que ses petites rêveries à lui, wattman, freineur unipédal, dans sa boîte en acier en cette matinée estivale, devenaient aussi basilique, et que toutes ces choses étaient en continuation, il n’y avait aucun frein, aucune interruption possible sauf leur accomplissement ultime qui éliminerait tous les matériaux et toutes les choses et toute pensée pour alors en faire apparaître la basilique, et il pensa que cet accomplissement ressemblait plus à un non qu’à autre chose, qu’il mettait fin à ce qui lui semblait infini.
La vue de l’architecte sur le trottoir réveilla le wattman, l’extirpa de sa longue cogitation. Il vit ses vêtements en lambeaux, sertis de poussière, son visage de vieil ascète, blanc de barbe et d’os qui s’entrevoyait dans le peu qui lui restait de joues. On aurait dit un clochard, l’architecte, le plus grand de la ville. Le wattman regarda la basilique, regarda le chantier de la basilique et dedans vit la basilique, et sut qu’elle ne pouvait surgir que d’un tel homme. L’architecte maintenant traversait la rue. On disait qu’il allait prier tous les matins dans une petite chapelle avant d’aller au chantier. Les yeux du wattman allaient de l’homme de pierre au clocher de pierre. Il vit l’avenir de la tour et des futures tours sœurs, il vit l’avenir de tout l’édifice, un avenir cerné de grues, d’immenses grues d’acier, d’inévitable acier qui ne devenait rien, devenait avenir à l’infini. Il libéra la pédale et laissa les choses à elles-mêmes. Que son oui servît, pour une fois, d’interruption.
Peu de temps après, autour du corps, un gendarme interrogeait les témoins. Un aveugle du coin lui disait, intransigeant, qu’il était impossible que le tramway tuât l’architecte. Il n’avait rien entendu passer.
II
La plage italienne, de nuit et à la mauvaise saison, lorsque plus personne n’ose s’y aventurer. Il allait être là, l’assassin le savait, quelque part sur cette plage il le trouverait. (La dernière tentative, celle à Barcelone, n’avait pas marché, on avait retrouvé les plans de l’architecte. La basilique devait avoir huit tours maintenant, sans compter les grues.) L’assassin cherchait le cinéaste sur le sable noir enseveli de lune, lune qui n’éclairait rien de plus que sa propre face, là-haut, et la mer. Il n’y voyait rien, la plage béante d’obscurité s’élançait au loin, la mer lui murmurait quelque chose en une langue opaque, le sable ricanait sous ses pas.
La lune rebondit sur un objet et rencontra l’œil de l’assassin d’un éclat vif, plus vif même que celui des vagues. Il suivit le reflet grandissant de l’objet. La source de la lumière se révéla, l’acier. De l’acier présent sur la plage, et celui-ci brillait comme un phare. Il pouvait désormais entendre un bruit qui tapissait les murmures de la mer, celui d’un moteur, et à cette distance il demeurait tiède et paisible, ronronnement continu, inoffensif à la nuit. L’assassin s’approchait, et maintenant l’odeur du gaz échappé, de l’essence gaspillée à faire tourner un moteur stationnaire, le vent l’apportait comme il apporte celle de l’écume. Et plus l’assassin s’approchait plus le moteur grouillait et pétait, et le pot d’échappement empestait l’air, et l’acier exagérait le peu de lumière nocturne, à lui en piquer les yeux.
Il reconnut la voiture immédiatement : rouge, brillante, italienne, de luxe, immortelle, fabuleuse, celle du cinéaste. La porte entrouverte l’appelait, il s’y introduit. Le cuir lui inonda les narines de l’arôme d’une vie pleinement consumée, vieillie de tabac et d’haleines alcoolisées. Il s’octroya quelques bouffées de cet air alourdi de nostalgie, puis le remugle gazeux le retrouva et à nouveau il ne sentit que carburant. Il alluma les phares, et sous leur aveuglant écran, à quelques pas du capot, apparut un corps immobile sur un lit de sable empourpré. À côté de lui une barre de fer, d’acier, peut-être. Malgré un visage difforme, si bien pulvérisé à l’aide de cette barre, il sut que ce corps était celui du cinéaste, et qu’un autre l’avait atteint avant lui, rien qu’un peu avant. Dans le sable il vit l’infini qu’il cherchait possiblement réalisé, cela n’importait pas que ce fût par sa main ou par celle d’un autre. L’interruption était accomplie, mais la main de l’assassin n’en demeurait plus satisfaite. Il ne pouvait se contenter du travail d’autrui.
Il s’amusa à rouler par-dessus le corps quelques fois, marche arrière, marche avant, arrière, avant, quelques fois seulement, il changeait de vitesse paresseusement et à chaque changement les roues dérapaient sur l’arène et en mitraillaient les ailes de la voiture, et la voiture peinait à traverser le corps car on accélérait trop peu, elle faisait un bruit sourd, puis un deuxième, un pour chaque paire de roues, et rien de soulageant dans tout cela, rien, mais la voiture était si belle et la nuit si belle qu’il roula par-dessus le corps quelques fois avant d’éteindre les phares et de rendre à la nuit le sable et la mer.
III
La pluie, en un lieu où il pleuvait souvent. Pluie sous laquelle il lui restait quelques pas à faire encore, et elle tombait sur les pavés de pierre et l’ardoise des toits, sur les arbres, et glissaient de leur feuillage vers la terre déjà boueuse, émaillait fenêtres, réverbères et lunettes, repeignait voitures, trempait piétons. Et elle tombait sur l’assassin. L’averse lui saupoudrait le visage, des gouttes lui atterrissaient au nez et du nez éclaboussaient yeux, et ses yeux en tressaillaient, se fermaient un peu à chaque assaut. Depuis longtemps le trottoir était saturé d’eau et on sentait les flaques naître autour de l’asphalte irrégulier, et ces petites flaques amortissaient le poids de la marche, les bottes, au lieu de rebondir sur les pavés, y faisaient gambader l’eau. La pluie pesait sur les odeurs et les faisait tomber au sol, on ne sentirait pas le parfum de l’air avant le lever du jour.
L’immeuble l’attendait, on lui avait laissé la porte ouverte. La pluie résonnait dans la cour, lui conférant un certain volume, et il se trouvait maintenant à l’intérieur de la pluie volumineuse sans qu’une goutte ne le molestât. Puis il ferma la grande porte rouillée et d’un long grincement la porte annonça à la pluie qu’il était temps de se taire. Elle perdit son volume et n’était désormais qu’un grondement timide, mis à l’écart par l’immensité impénétrable du béton. De ce trille constant surgissait graduellement un bruit irrégulier, des tocs d’abord graves se confondaient avec les plus grosses gouttes d’eau, et plus l’assassin s’en approchait plus les tocs devenaient clairs et aigus, les tocs désormais tics et tacs, et tantôt on ne les entendait plus, tantôt ils revenaient d’un coup, hâtifs et tonitruants. À l’étage, l’assassin découvrit une autre porte laissée ouverte, et de là lancinait une nuée de cliquetis d’un élan inouï, d’un bruit qui foisonnait dans l’appartement démuni et vide dans lequel il s’était invité.
Il vit le dos voûté du poète qui, assis en plein acte devant la titanesque machine à écrire, faisait chanter son instrument d’une averse de coups, virtuose qu’il était. L’assassin sortit un poignard de son manteau, il tenait la petite arme blanche maladroitement, la lame manquait d’équilibre entre ses doigts, et bien qu’il n’eût jamais utilisé un tel instrument, il fut un temps où, lui-aussi, était virtuose de l’acier. Il se tint longtemps derrière le poète, à lire sa composition, commençant, tout en haut, par le premier vers, et il parcourut le texte sans sauter de lignes, une vraie lecture, honnête et respectueuse, et il se perdit dans le poème de sorte que la machine stridente se tut et la pluie se tut, et il lisait, sa lecture toujours plus harmonieuse avec l’écriture, il ne faisait désormais qu’un avec le texte et le poète, l’un naissant et l’autre en déclin, il les avait rejoints, ensemble ils partageaient cet élan voluptueux, puis il vit du coin de l’œil que le poète arrivait bientôt à la fin de sa page et qu’une fois complétée il s’en débarrasserait, mettant fin abrupte à ce silence commun, alors l’assassin se précipita pour le rattraper, lut à toute vitesse, lut mais c’était inutile, la fin arrivait et on n’allait pas l’attendre mais il tenta tout de même, toujours plus affolé il lut les vers sans gagner de terrain sur les progrès de la machine, son retard grandissant, toujours grandissant, et il voyait maintenant la fin de la page arriver, il ne restait que quelques vers avant la fin, le poète allait interrompre sa lecture, l’interrompre lui, l’assassin, lui qui ne cherchait que l’interruption, lui qui jusque-là n’avait rencontré que la pluie comme obstacle, allait perdre son grand élan sous la cadence de la plume mécanique, alors il planta la lame dans le dos voûté du poète et après un épais soupir tout s’arrêta soudainement et tout aussi soudainement la pluie et rien que la pluie se fit à nouveau entendre dans l’appartement.
L’assassin prit le temps de lire les vers qui lui restaient. Il s’accorda une relecture, puis une seconde, une à voix haute et une à voix basse. L’harmonie avait étrangement disparu, pourtant les mains de l’assassin ne tremblaient point, sa voix émanait puissamment, aucune hésitation dans son rythme somptueux. Ça ne pouvait venir de lui. Il conclut, après une réflexion rapide, que le bruit de la pluie nuisait à sa lecture, et que celui de la machine produisait sans doute un effet trompeur, hypnotique même, qui valorisait les vers plus qu’ils ne le méritaient. Sans l’effet de la machine, rien de remarquable. Alors l’assassin quitta l’appartement, laissant le poignard dans le dos du poète, à découvrir plus tard par quelqu’un d’autre, lui, le silence de sa machine et son poème inachevé.