La récréation chatoyée des branches

           Sous nos pieds, un nouveau tapis fait de feuilles diverses – des petits coutelets de pins, des feuilles membrées de frênes et de bouleaux, de ces perles dodues que portent certains buissons – feutrait nos pas en des bruits mous. Les reflets qui y tombaient avaient quelque chose de dérangeant, non qu’ils causassent dégoût, mais ils portaient, en leurs jeux de lumière, une attraction démesurée et inexplicable qui enjoignait notre curiosité à venir s’y échouer. Nous crûmes d’abord à ces ombres lentes, ces gris-bleus qui, à l’approche du soir, descendent des choses, des hommes comme des arbres, des chiens et des cailloux, pour couler au sol en des flaques longues et hallucinées où les faîtes ne s’occupent plus de cette vilaine chose qu’on appelle représenter, mais c’était là quelque chose d’une plus grande acuité, il ne s’agissait pas d’ombres languides jouant aux magies, mais d’une sorte de calque : une eau agitée dont le trouble traduisait la récréation chatoyée des branches. Nous levâmes donc la tête pour découvrir de véritables tranchées, des sillons de lumière creusés dans le feuillage de la frondaison – labyrinthes clairs entre les berges obscures des feuilles. Se joignant parfois, se détachant souvent, bifurquant au gré de leurs envies, ils ressemblaient à cette heure si spéciale des tropiques où, après des moussons et quelques pluies, le soleil d’avant le crépuscule éclaire un monde lavé et brûle les fleuves d’un feu puissant – les hommes, les indigènes et les ventripotents aux chemises sales, voient à cette heure précise, à travers le maillage épais de la forêt, la lumière couler, car c’étaient bien cela, des îles et des archipels traversés par des rivières grasses et des mers fines, par des frontières d’eau et de lumière où, à chaque instant, l’éclaircie se mourait en bleu.

           Quelqu’un signala la bizarre volonté qui creusait ces lignes parfaites où aucune feuille n’osait dépasser : les arbres étaient timides. Oui, ils étaient timides, cela peut paraître étrange pour des troncs, pour autant de vigueurs assurées, pour ceux dont on dit qu’ils sont racines et ancres, images mêmes de la solidité, mais ils l’étaient : leurs doigts, hésitants, rougis aux joues, se frôlaient sans jamais se toucher ; ils étaient comme retenus à la dernière seconde, comme jetés puis arrêtés par une appréhension et une gêne inexplicables. Les racines, les branches, les feuilles se déployaient en une fantastique éclosion avant de s’interrompre, nettes, car elles n’osaient franchir ces fossés de lumière qui conduisaient à l’autre, à celui d’en face, à celui dont le visage est inconnu, celui-là qui porte la semblance, qui a des yeux, des oreilles et une bouche comme nous et qui pourtant est là, devant, au dehors. D’abord il y a la vulgarité du doigt, la lourdeur du toucher, puis vient la maigreur, ce jour où le masque se fait visage, où l’amant reconnaît l’aimée à sa fuite et non à sa venue, où l’arbre nous apprend, à tous, l’antérieur au tronc qu’est la silhouette. 

Extrait du chapitre « La forêt », Poussière du chemin.

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