L’épave d’automne
Sur le chemin du retour, du retour de là d’où l’on vient, sur ce chemin qui est le chemin de tout ce qui pense à la mesure de sa pensée ; sur ce chemin, sur cette courbure du chapelet qui nous fit dire que derrière est devant et l’avant est arrière, nous allions en cette saison où le monde s’endort pour que les couleurs s’éveillent.
À cette ronde des berceuses mortes, il y avait la montagne et pourpre était son rouge. De son éternelle posture d’avachie, de l’ampleur de son bleu, elle essuyait à notre marche les longues lames de ses crochets. Elle avait goût de terre, épaules violettes, une majesté oblique et pentue. Le retour, elle nous le disait comme un lasso aride, une coulure calleuse et peinte qui nous forçait à boire à la répétition.
Les lichens étaient revenus, les roches aussi, les renards fourbes ; et dans la broussaille des épines, quelques grillons s’amusaient de leurs chants parmi la caracole des rongeurs et les bousiers toujours Sisyphe.
Nous y étions à cette berge, ce fin naufrage, nous y étions à cette terre d’exil qui vomit les marins. Il y eut ici, dit-elle, elle, la berge, ceux qui coururent et ceux qui rampèrent, et il n’y a maintenant que moi, baiser continuellement retiré entre les lèvres sèches et celles toujours mouillées. Il y eut ici ceux qui surent dire mais ne le purent, ceux dont la langue simplement bougea.
Pour nous, il y avait encore la montagne et sa parole chauve, les vents, les voiles et les oiseaux légers, les ronds comme les pointus, tous ceux qui courent la matière comme nous autres voguons l’esprit, ceux qui voyagent de dédain, hauts et clairs. Et bien sûr, les grillons chantaient encore, tapant armures de lances et d’épées, offrant musique aux arbustes qui chamaillent leurs coiffes, à la mousse qui va sous la pierre et aux bêtes qui vont sur la mousse. C’est là leur cycle et leur éternité, la lente tournure de leur monde.
D’haltes en haltes, de trêves en trêves, nous allions sur l’écorce rude des sécheresses. Nous allions en chemin, long regard se vidant d’alentour, des morceaux comme des vallons, des bribes et des échos. Nous allions, vieilles comme la simandre, ermites à notre propre frayeur. Puis l’heure se fit suffisamment généreuse pour nous offrir, entre les rides et les jaunes, à nous les égarés de la rive, un navire échoué, un navire de feu, un bois, rien qu’un bois, un de ces boqueteaux maigres et chétifs qui traînent leur soif dans l’aride, un de ceux dont l’éclosion modeste a trop semblance de bouquet : petite fragilité tenue par des bras trop grands.
La claie des ombrages était à la broussaille une geôle : délice d’une frondaison clairsemée, fendue et creusée où la vaste clarté épouse les lignes brèves de la maigreur. Au sol, quelques tortures de racines élevaient leurs architectures de mangrove, et les fondrières, matelassées de feuilles, jouaient à la lente agitation des couleurs. Des blessures, des lésions, du sang. Le rouge saignant d’écorce à écorce, de feuille à écorce. C’était là la douleur des grands arbres, leur combustion avare de chaleur et pourtant prodigue à ceux qui en ont la soif.
Nous y allâmes à ce crépitement d’automne, à ce feu qui, comme tout feu, était tous les feux d’une vie. Combien de fois nous songeâmes à ces matins anciens où entre les cerises se détachaient des fouillis de coudriers et des noyers à plus haute stature ? Combien de fois nous vîmes le tremblement fragile des feuilles d’automne ? Combien de fois nous nous sentîmes frères de cette feuille ignée, de cet âtre froid peinant à demeurer sur sa branche, frémissant à la moindre brise, frissonnant d’adieu ?
Est-ce le bon goût d’une cigüe ou la teinte noire d’une ambroisie ? Qu’est-ce cette nature de pierres et de gemmes, cet épanouissement si calme qu’il se rêve minéral ? C’est l’automne, nous dit-on, la plus belle des lèpres, une nudité qui se suffit. C’est cette saison couleur lèvres, cette saison dont on couvre l’haleine d’une bouche et la bouche d’un vermeil ou d’un rubis. C’est la fatigue lorsqu’elle se fait monstre, qu’elle s’escalade et d’elle-même s’épuise.
S’endorment maintenant de fronces en fronces les vallées, les montagnes : Nous voilà debout, disent-ils, debout, nous les ensommeillés.
Et d’une langue nouvelle, plus simple, plus heureuse, le soleil s’en vient chatouiller cette épave d’automne, en engourdir les teintes et en éveiller les murmures. Voici l’aumône de la pudeur, dit-elle.
Les flaques, rouges de feuilles, s’écrasent sous nos pas. Au-dessus, le vent colporte des querelles de brasier. Un oiseau patraque se pose sur une branche et jette à terre deux de ces brûlures que les arbres portent en leurs mains.
Il a légèrement plu, un peu de vert grésille entre les jaunes. Çà et là quelques matelas plus mous et duvets plus gras. En une autre vie, nous voyons les bergers dans une agitation jouée. Ils s’affairent, les moutons bêlent, les chèvres paniquent de leur cloche et les chiens briment badauds et retardataires – au ciel, le soleil chute, il fera froid, il est temps de revenir. Dans le tohu-bohu des laines, des cloches, des bâtons, des crocs, la mère cherche ses agneaux et le renard prend repos.
Il y a là, au-dessus, la branche devenue main et puis doigts et puis encore racines impollues de limon, vierges de sol : sorte d’extase où s’éteignent les comment. C’est une mort innocente à toute mort, une de celles qu’on voit en la pierre qui se fend ou en l’insecte arraché par son propre saut périlleux. Et c’est là, à cette arthrose de contrastes, à ce bois en ciel, que s’accrochent ces souvenirs dont on a n’a plus ni l’entame ni les restes.
Frottons donc, frottons sur nos peaux sales d’espoir et de jadis ce soleil d’automne, cette onction pâle et douce qui, entre la râpe des brises, épouse la peau d’une chaleur d’amitié, une chaleur dont l’amour n’est que l’offrande timide d’une pauvresse, d’une pauvresse morte de la grandeur de son monde. Allons, allons sur ces flammes en conque, cette défaite, ce triomphe, cette épave incrustée entre rudesses et roches – morts son capitaine et son équipage, morte sa proue, ici pas de Léviathan ni de grosses baleines, mais des monstres bien pires : ils se nomment l’Âge, le Poids.
De quel port ? De quel port ? De quel port a pu venir cette épave de bois, cette épave de feu ? Quelles mains ? Quel ciel ? Quel dieu ? Quel enfer ? la jeta dans cette rade aux montagnes neuves, aux sécheresses pieuses ? Nous ne le savons. Nous n’y entrons que dans la tourmente d’une solitude. Les âges passent ; même sur la moribonde saison, ils passent. Nous avons déjà vu ces feuilles brûler, et puis renaître, et brûler à nouveau.
Dans ce jardin de parents morts, nous regardons les arbres se dévêtir – quel pain amer en bouche que nous avons là : cerveau malade des jours heureux, inquiétude d’une mémoire qui s’oublie. Le chien baille de sa joie d’être assis, et deux corbeaux, amoureux, trainent les ruses qu’ils chérissent tant et les enfants qu’ils chérissent plus encore. Nul n’eut l’idée de conserver quelques gouttes, quelques gouttes de ces jours qui coulaient si sereinement. Nul n’eut l’idée d’en faire une fiole. Tous se disent qu’ils se rappelleront toujours et à jamais de ces étreintes guidées par la bête elle-même, par l’incontrôlable force de la passion, qu’ils sauront éternellement cet amour si simple et épuré, cet amour aux yeux mouillés, fort de son incomplétude, où l’adieu avait un goût de déchirure et la déchirure une odeur de cendres, qu’enfin ils parleront avec autant de paroles dans les phrases et autant de rires dans les paroles qu’auparavant, qu’ils verront toujours, de leur obscur futur, cette neige de camarades, ces soirées maculées, sales d’ivresses et de mots, ces errances sur les routes, ces visages fragiles, blessés, partis.
Véritable géhenne, cruauté froide et minime : la disparition de la remembrance elle-même – le souvenir remplacé par le souvenir qu’un jour il y eût souvenir. Le rouge de ce matelas, sa franche hospitalité dans le bruit et sous le vent de cette fenêtre s’évanouissent ; les rides de nos vieux disparaissent, se confondent ; l’ancienne maison parle une langue inconnue – les plats qui s’y cuisinent ne sont plus les mêmes. On ne connaît plus le visage, on se rappelle s’en être rappelé.
Le crépuscule du Vieillard nous guette. Toutes nos promesses sont mortes, échouées sur des grèves dont on n’a plus ni l’adresse ni la mémoire. On s’était promis beau, on finit laid. On s’était dit pur, propre, et maintenant on ne sait même plus ce que cela veut dire. Son crépuscule nous guette de tous les soleils auxquels on ne sut s’offrir et de tous les mirages dont on ne put accepter la belle évanescence.
Heureusement, sous la fièvre des feuilles, dessous leur averse de jaune, de poussière, de brun, l’épave nous dit que l’ailleurs est aussi ici, que l’immémorial est aussi notre présent, que nous sommes forgerons et que la durée aussi est notre matière, que nous savons la pétrir et la rouer entre marteau et enclume. Il est des siphons, nous dit-elle, où s’enlace et s’encastre la fuite elle-même, non immobile mais en mouvement, non de l’espoir fâcheux d’une demeure mais d’une main constamment levée à l’adieu.
Il n’y a pas que le soupir des hélas. Autre est celui de l’automne, cette bête de pelage roux et de froids qui s’attelle à la tristesse et qui, dessus son roc, lève la gorge en loup et mord l’espace.
On se regarde alors soi-même, face-à-face, soi-même d’un autre âge, et on passe doigt à ces traits qui paraissent si étranges. D’un côté du miroir tout est tendre, bon comme le pain sorti du four, de l’autre il y a un linceul, son blanc est agressif. Plus l’on s’enfonce dans ce face-à-face, plus les langes se font suaire et plus cette couverture finale prend la semblance du coton premier.
Voilà l’épave, le navire trop navigué, le navire épuisé. Voilà l’épave, la première berceuse, celle en feuilles de platane et en effluves de trembles, celle des deux corbeaux en amour et du chien assis à la fourrure de son confort.
Il nous est enfin possible, le nez empli d’odeurs de grand-mère, les yeux saignant de jardins d’enfance, de parcours de gamins, de s’évanouir en une sieste, de s’endormir sous notre épave comme nous nous y endormîmes jadis, comme lorsqu’adultes nous savions encore jouer et que, fondés d’inutile, nous courions la rivière, vaille que vaille, de pierre en pierre – l’un pirate l’autre corsaire, l’une la princesse et l’autre son empereur.
Fallait-il un navire échoué de terre et de bois, une épave incrustée en un coin du grand monde pour notre ultime dérade ?
Trop d’années nous avions cherché des introuvables, sans savoir qu’il est des boqueteaux qui brûlent par trop de froid. L’automne nous le dit, il est pareil à lui-même, il est jadis, et avant et arrière. Mourir dans sa naissance et renaître dans sa mort. Brûler par trop de froid. Sur son matelas de lumière, dessous notre couette de vent, nous saluâmes le repos, sa rétine blonde et ses tresses d’antan.
À l’automne, les hommes surent, les femmes surent. Ils surent cette lumière alourdie. Ils surent la merveille du soleil, de cette chaleur perdue parmi les glaces. Ils surent qu’il est des pays entre le froid et le feu, la montagne et le désert, où il est permis de dormir, où l’on attend les songes comme on attend des hommes, où l’on n’apprend rien – ou du moins pas grand-chose, si ce n’est de rêver un peu. Les hommes surent, les femmes surent. Ils surent qu’il est des pays où les vagabonds se font chevaliers et où les chevaliers se font moquer. C’est la ritournelle du monde, se disent-ils, la ribambelle répétée.
Chapitre « L’épave d’automne », extrait de Poussière du chemin.