Les mots gourmands

            Le docte monsieur lisait mon manuscrit depuis tout à l’heure. Il n’avait cessé de secouer la tête, de grimacer comme on le fait pour une douleur stridente, de déplacer nerveusement sa main libre entre son menton, coude et genou, et cela en boucle, faisant détour parfois pour ajuster ses lunettes rondes de docte monsieur, tant mes phrases l’incommodaient. Et plus sa gêne grandissait plus il mijotait ; toute frustration s’accumulait dans son visage gonflé et rouge. Je ne le dégoutais ni ne l’ennuyais, je le vexais, c’est-à-dire mon texte le vexait. Et c’est en arrivant à un certain mot qu’il arrêta sa lecture et me fixa. La bouilloire se mit alors à siffler un savant sifflement :

            « Je dois vous parler du caractère des mots, puisque vous prétendez les manier sans bien les connaître. C’est une question évidente, mais l’on n’y pense pas souvent. Un mot comme lanugineux réchauffe la bouche d’une douce caresse, n’êtes-vous pas d’accord ? Un autre comme tergiverser, voyez-vous, revendique une lente et nerveuse scansion. Ou encore, le mot amour est capricieux en son genre, et vous notez, bien évidemment, la cruelle ironie de susseyant, j’en suis certain.

            « Prenons ce mot-là… vous l’avez si innocemment employé… soudain (dit-il, le montrant d’un doigt récalcitrant de dégoût)… avec, bien sûr, tous ses mots et expressions cousins… soudainement, tout à coup, subitement, d’un coup, vous les connaissez sans doute. Voilà un mot qui a du vrai caractère… il est bien gourmand, il mange bien plus qu’un mot ne le mériterait… si on le laisse faire, il dévore la ration d’une phrase entière à lui tout seul… Et ne confondez pas l’appétit d’un mot avec sa richesse : les mots riches ont beaucoup à dire, sont eux-mêmes phrases, et leurs phrases elles-mêmes livres ; les mots gourmands transgressent, consomment ce qui ne leur appartient pas sans la moindre pudeur.

            « Si soudain a une essence, c’est bien sûr la soudaineté, la surprise. Simple tautologie. Mais sachez que les mots gourmands sont aussi tragiques, leur véritable essence étant de faillir en leur essence tautologique. »

            Vidé de son surplus de vapeur, le docte monsieur était bien plus calme, ne sifflait plus. Cela ne l’empêchait pas de poursuivre son discours. Après tout, il n’était pas simplement question de soulagement pour lui. Il me faisait une leçon :

            « Qu’est-ce que soudain ? Un mot. Et tout mot a une fonction. Certains disent, d’autres détaillent… les plus humbles se contentent d’en lier d’autres. Cependant !… Cependant, tous les mots partagent la fonction nécessaire à leur individualité, à savoir la fonction de s’annoncer eux-mêmes. Ainsi le mot rêche annonce le rêche, et, par chance, il s’avère que rêche est lui-même rêche.

            « La soudaineté est une qualité qui ne peut être annoncée. Elle est immanente – soudaine ! – à la relation du précédent au suivant, à l’entourage… Peut-être qu’une analogie vous aidera. Oublions les lettres, pensons à la musique. Les musiciens ont parfaitement compris cette question, ils sont depuis toujours les maîtres du relationnel. Un fa peut être rassurant et inoffensif en une mesure, puis, quelques mesures plus tard, être lancinant, interrompant, cassant, c’est-à-dire surprenant. Et pourtant c’est le même fa, la même fréquence absolue. Nous ne pouvons déterminer si un fa est surprenant ou attendu qu’en fonction de ce qui l’a précédé. Il n’y a de note (ni de nuance, d’articulation, d’expression, de rythme) en musique qui serve uniquement à annoncer la surprise. La surprise est immanente à tous les éléments musicaux, tous les outils du compositeur, et cela va de même pour l’auteur et les lettres. Lorsqu’on annonce la surprise, l’on trahit les mots, les phrases, le style, l’on préfère montrer la chose du doigt plutôt que de laisser le tout parler. Le reste de la phrase, des mots dépourvus de leur fonction, danse devant le buffet ! »

            Il se permit un moment de silence, puis, le voyant posé sur mes jambes, s’empara d’un livre que j’avais espéré lire en attendant sa critique.

            « Tenez ! même votre cher Céline n’échappe pas à la gourmandise. »

            Il parcourut les pages d’une grande vitesse, connaissant déjà les environs de ce qu’il cherchait.

            « Il n’y a pas de honte, les mots sont plus forts que nous. »

            Il me lut alors, à haute voix, une phrase que j’avais lue le matin même,

 À présent, soudain, l’envie le prenait de tout me raconter…

Et me rendit le livre. Le docte monsieur revint à sa leçon pour bien la terminer, grandiloquent :

            « Alors, qu’est-ce que le mot soudain ? Il doit bien être l’annonce du soudain. Or l’annonce du soudain est la mort de celui-ci. Écrire soudain, c’est déclarer l’embuscade, mettre l’enveloppe à l’intérieur de la lettre, chauffer le fer en le battant… l’immédiat tergiversé… l’indicible dit. Simple oxymore. J’insiste : simple oxymore, car soudain est l’oxymore en un mot, l’oxymore de l’oxymore, ces choses-là sont dangereuses… L’annonce et la négation, les deux faces de Janus. Et avec deux faces, deux gueules pour mieux se goinfrer… deux bouches pour tout raconter… que l’on n’entende personne d’autre. »

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