L’incomplétude

« Les arbres sont beaux en hiver, ils y sont secs comme des poèmes – nus, sans aumône, sans prière. Ils regardent le froid et ne disent rien. Ils découpent le ciel, mais ne lui reprochent pas grand-chose. L’arbre est mon souvenir. J’étais enfant. Il était là, grand, vaste, immense, épais ; il était là, accroché à une pente, droit, élégant, noble, sans souvenir ni rappel. Je m’en approchai et compris qu’il était seul. Je regardai à droite, à gauche, partout. Il y avait des collines et très peu d’ombre. Je voulus le réconforter. Je le pris dans mes bras. J’attendais qu’il me dise quelque chose, mais, comme au ciel et comme au froid, il ne me dit rien. J’essuyai mes larmes et promis de venir le voir souvent. Je revins seulement quelques fois.

Un jour, sur une steppe, je vis les griffures des buissons. Elles écorchaient ce monde aplati, le déchiraient par leurs cages et leurs ronces. Leurs bouquets étaient autant d’impudeurs à cette trop grande éclaircie. Là-bas, il n’y avait qu’un soleil, un soleil endurant et blanc, un soleil écrasé par la masse démesurée de la terre. Et au milieu de ce trop grand et de ce trop restreint, les ronces étaient posées comme une moquerie à l’infini. Chahutées par le vent, mortelles avant de mourir, elles semblaient dire qu’à la mort aussi est une source, à elle aussi une genèse. 

Dans une vallée blanchie de fleurs, quelqu’un m’apprit à jouer. Je m’épuisai à rouler, à mordre la terre. Je m’imaginai d’abord laine, béant stupidement. Puis, bien sûr, je m’imaginai sol – allongé et ronflant à tout jamais. Ce fut là-bas que je vis ces ivrognes d’abeilles allant, soûles et hoquetantes, d’un nectar à un autre. Ce fut également là-bas que j’appris à les imiter – le jus était jaune, l’odeur rouge. Au-dessus de nous, des feuilles nouvellement écloses avaient cette arrogance bâtarde des mariniers. Elles étaient plus vertes qu’elles-mêmes, plus fières que l’arbre qui les portait. L’une d’elles me cueillit sur son nœud – ce privilège de constamment finir sans jamais passer.

Je compris plus tard que cueillir était le propre de la pensée, que recueillir était ce que faisait l’arbre de son mouvement. Dès lors, à chaque fois que je voyais une feuille, je voyais cette incomplétude qui fait dormir le temps et courir ceux qui n’ont su se lever – une lacune portée à chaque chose, une rature à l’intelligence. Je compris alors que mourir ce n’est pas s’éteindre, mais grandir jusqu’au décès, et je vis dès lors, dans l’éclosion des feuilles, dans l’ouverture des pétales, dans les bourgeons qui explosent et chez l’herbe qui pousse, le contraste nécessaire – cette robe blanche de mariée qui, entre les visages baignés d’ombre et de sel, est seule à parler du deuil de cette maison. Si l’impensé est bien une nuit infinie, plus grande que tous les dieux, plus noire qu’elle-même, s’il est bien cette absence de fond qui maintient les choses sous son danger, il ne l’est que puisque ce qui s’ouvre, ce qui avant de mourir naît – la fleur, le sentier –, brûle d’un rien dans cette obscurité.

C’était plus loin lorsque sur l’ennui d’une ville adulte je vis la pousse d’un lierre. Elle se dégagea de l’asphalte, grimpa les murs, creusa le ciment, les balcons, les terrasses, s’aliéna les poteaux, et, comme une écharpe autour de son cou, les cycles autour d’une roue, elle moqua ceux qui ne bougent que vers l’avant. Je m’en allai alors vivre parmi les gazons. Sur une plaine, je vis un cimetière de coquelicots – à peine nés ils penchaient de fatigue, à peine nés ils étaient déjà morts. Ils n’avaient d’âge que ce que la transparence a de reflets. J’arrachai trois morceaux de leur papier si fin. Quelque chose semblait écrit dessus : ce qui éclot dérobe. C’est là que je compris que penser c’est perdre, que penser c’est accepter l’absence qui vient, la présence qui n’est plus là. Alors, je pus enfin voir. Je vis des graines, closes, rabattues, minuscules, resserrées et pourtant si pleines de futurs. Je vis la racine qui prend soin de son arbre et cette ombre qui n’aime que la clarté. Je vis des champs, des coteaux, des javelles ourlant le brun de jaune. Je vis la lueur inquiète d’une femelle impatiente de semaisons. Je vis l’humilité des immortels et la fragilité de chaque décès, le crépuscule de la rose comme le bonheur des êtres fanés. Je vis enfin mon retard et allai encore plus loin. Nous étions jeunes, affamés d’amour – c’était quelque part, et nous étions deux.

À cette heure où le soleil chute en un coin de ciel, à l’heure où la nuit, pour naître, pâlit, une brise bleue, couleur vêpres, vint nous caresser, moi, l’amoureuse, et nos vins qui tremblaient. Elle se roula sur ses seins, en chatouilla les pointes, en enraidit l’épine. C’était une terrasse, et le vin y était bon. En dessous, il y avait un jardin – une indolence touffue où des arbres bâillaient leur paresse dans ce climat ni chaud ni froid. Des chiens, propres de leur grandeur, c’est-à-dire futiles et joueurs, s’amusaient, ils ouvraient leur gueule, se croquaient. Des hommes se promenaient, des bouches riaient. Nous étions deux. Et le ciel n’avait que ce qu’il faut d’oiseaux.

Au-dessus, attachée à de vieilles poutres, une glycine, nonchalamment pendue, nous jetait une ombre de soleil, un émail pourpre et bleu, un mauve réfléchi. Elle n’avait ni bras ni corps, ni même de branches ou de ramures ; ce n’était qu’une circulation figée, un moment arrêté – l’une de ces heures pour lesquelles l’on consent à des éternités de chaînes. Ses fleurs étaient des grappes, mais sans la chair qui fait raisin, sans le poids qui fait fruit. C’étaient de simples morceaux de vent coloriés, tressés par de petites mains aux doigts roses. Et sur chaque grappe, chacune des fleurs, quelque part entre sa pudeur et l’exaltation brutale de son désir, tremblait. Chacune laissait le vent l’embrasser, la tordre et la jeter sur la gaieté de ses sœurs qui, elles aussi suivant le même rythme, jouaient une danse sans bruit où l’émail se fendait au sourire clair-obscur de la glycine.

Et là, à cet instant qui dura plus de mille ans, à ce déclin de zéphyr où notre terrasse se pencha à son ombre, l’amoureuse, semi-nue, ornée de vent et de soleil, intriguée par ce murmure, se leva, me regarda, entendit, et puis rit, rit avec la glycine – cette vie qui s’enroulait sur soi. Hiératique, elle s’approcha de la plante, en caressa le faux raisin, puis, aidée par tout le trouble de l’innocence, cueillit la fleur et m’offrit cette grappe d’éternité. »

Archad Jahangir, « L’incomplétude », Poussière du chemin.

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