Mascarade(s)

I

Mascarade(s)

Une crevasse, un léger pli, la mémoire d’un sourire. Cette sinuosité charnelle, ornement ostentatoire, c’était l’habitude d’un visage, stigmates visibles de ces répétitions grimaçantes, un vieux tic de langage. 

Lorsque la jeunesse se meurt, elles se laissent ébaucher, embrassant un coin de l’œil, traînant la patte. Une empreinte effleurée, celle des masques alternatifs, qui démontre l’appétit particulier, l’appropriation de l’amas de viande. 

Un rappel d’une gestuelle empruntée, de joues sournoisement placées, une fierté ironique : mécaniquement vient se placer une absurde ridule, pour faire demeurer, fièrement, un postulat d’habitation. Joliesse d’un être qui se répète, la ride est tout l’un et tout l’autre, une prise en main audacieuse, une facilité de posture qui sait mettre en lumière la même chair molle, un troc inconscient de ses autres imperfections. 

Voilà ce qu’il se disait, épiant avec effroi son premier cheveu blanc. Il y avait de quoi rire : ses soliloques étaient on ne peut plus contradictoires, et l’habitude, qu’il venait d’associer à la ride, il la prenait en sens inverse, lorsqu’elle advenait dans ses routines de pensée usuelles. 

Machinalement, l’idée chérie revenait donc dans son dédale forestier, enchevêtrement noueux de réflexions à moitié suspendues. La répétition, le mouvement sublimé, la constante quête d’une perfection nuancée : il était à ses heures perdues l’amant de l’infinie particularité, de la tentation de l’éclairage, du geste renouvelé, ou, pour mieux dire, ces mille découvertes de la subtilité. Selon lui, il n’y avait pas de familiarité, notamment lorsqu’on est fin observateur. Tout lui paraissait neuf, de quoi aviver encore son insatiable curiosité. Il n’avait d’ailleurs jamais vraiment su prendre d’assaut ce drôle de corps, le sien, étrange, inconsistant et rebelle à toute discipline. Voyageur silencieux, c’était l’homme de passage, mouvant comme constance. Il en était là, dans cette tentative d’Ariane face à ses propres méandres, lorsque, hors de toute conscience, sa main effleura son briquet, fit rouler la pierre, doucement, dans une sensualité presque imperceptible. Trois étincelles, petites, rassurantes. Un tic, une manie, de quoi faire peser, plomber ses doigts séculaires, retrouver un semblant de stabilité. C’était, pour lui, sa sécurité.

II

En dilettante

Le marc de café était définitivement bien taiseux. Scrutant le fond noirâtre, elle ne parvenait pas à y lire quoi que ce soit : ce n’était qu’un simple amas, assez grossier, de petits grains conglomérés. 

Pas d’entrailles, de poissons ouverts, ni vols d’oiseaux à contempler. Muscles crispés, elle n’observait que son incapacité à discerner. Peut-être était-ce de la mauvaise volonté, de celle qui se recroqueville pour se loger dans la gorge, ou ce manque crucial de jugeote qui lui valait bien des peines. La chaleur, le bruit, cette foule éméchée autour d’elle était un ensemble rassurant, une manière étrange de calmer sa nausée. Elle ne faisait qu’un avec ce corps mouvant, gueulard, où rien ni personne ne parvenait à rester stable, à demeurer. Et en effet, tout semblait foutre le camp. 

Ici, malgré le mutisme de sa tasse, elle parvenait à ravaler sa bile. Cela avait commencé quelques jours plus tôt, au détour d’une station du tramway bondé. C’était un mal mémoriel, pas de ceux qu’on attrape au contact de morveux pas soignés. C’était le genre de sensations, peu agréables, qui vous poussent à tout remettre en perspective, cartes sur table et sans monnaie, qui vous incitent à troquer votre regard, vieux tour forcé d’un destin risible. 

Elle s’était adoucie, cela ne valait guère. Ses viscères réclamaient le tremblement, la fracture terrestre. Ce genre d’épisodes la ramenaient à ce souvenir précis, sans charge émotionnelle,  un bout d’écho de son enfance, lorsqu’elle s’était perdue, là où fleurissaient ces fleurs qui la fascinaient encore, ces tendres jonquilles. Pas de Narcisse réveillé à l’horizon, seulement une image guettée dans ces bois anciens à l’aura mystique. Le flottement, c’était sa forêt perdue.

Elle n’avait que des ébauches, des questions qui ne se formulaient pas, un goût d’interrogation dans la bouche, simplement un malaise moite qui ne quittait pas ses talons. Ridicule, elle l’était, et savourait cette forme de double jeu dans lequel elle se vautrait avec complaisance. Assise en tailleur, qu’avait-elle à se jouer prédicateur au milieu d’un bar ? Une chose était certaine, son addiction à la caféine. Malgré tout, pourquoi sans cesse rechercher ce diable de penchant dramatique ? Pourquoi toujours vouloir saisir la moindre nuance, la pauvre palette d’un environnement FORCÉMENT incongru ? 

Le rictus qui dévorait ses joues ne lui plaisait pas. La grimace du vieux singe, c’était une forme d’évitement. Ses points de fuite l’attiraient trop pour qu’elle ne s’en méfie pas. Un malaise qui relevait de l’usure, du marbre friable. Il lui fallait retrouver le jeu sournois, la porte branlante. En un mot, elle renouait avec un concept, une valeur lourde, dégueulasse : la responsabilité. La boue dans sa tasse se riait d’elle, de ses pitoyables tentatives, de sa langue de bois. Du dehors, ça gueulait encore, ça dansait dans une atmosphère échauffée. 

Elle était cette petite fille couverte d’essence, pour rester dans la démesure favorite. Métaphore qui ne lui venait d’ailleurs que de la vieille affiche menant aux cabinets, réceptacle parfait pour son désir inaliénable d’abstraction. Ironie cruelle, elle savait bien que le dé ne tenait pas dans sa drôle de main. Une envie de confession l’habitait, une envie presque sacrilège, puisque la foi ne désirait probablement pas de ses formes d’hérésie. La nonne qui l’habitait monologuait dans son esprit, mais ce n’était que par abus de conscience. 

Son contradicteur intérieur pouvait bien se gausser, lui aussi était atteint par la même condamnable grandiloquence. La maman et la putain, la salope et la sainte, l’artiste de pacotille, trop de superlatifs dans une infinie quête de sens. Discerner, religieusement, un quelconque souci de moralité, guide d’actions aveugles, tâtonnantes. 

L’épuisement était vain, puisque ses méninges étaient mauvaises stratèges. L’absence d’évidence devenait seul rongeur, n’augmentant que ce goût du cliché, son désir aussi de prendre la tangente. 

Elle alla payer au comptoir, déçue de son dilettantisme : elle ne savait pas faire les comptes.

III

Tarentulaire

Face à elle, sur son mur blanc, trônait la reine. Elle n’avait jamais vraiment craint les araignées : qu’on y exclue les cauchemars et leur propre logique.

Cela venait de sa mère, à l’évidence, bien qu’elle ne le reconnaisse qu’à moitié. Dans la famille, les femmes, on les reconnaissait. C’était le regard, un je ne sais quoi, un soupçon camouflé. Et les peurs bêtes, ça ne se fait pas. 

La veuve noire s’articulait, méfiante, pantin disloqué allant se repaitre de replis ombragés, emportant dans sa danse grotesque le divertissement qui lui avait manqué. 

Projection sur le crépi, la farce avait lieu. L’autre, face à elle, faisait écran. Il exigeait des réponses. 

alors ? 

La voix, grave, puait l’impuissance : dans le fond, elle voyait, difficilement dissimulés, les fantômes ancestraux qui ne la concernaient pas.

La main se crispait convulsivement , les doigts contractés, corps indépendant se refermant sur du rien.  Encore un silence, qu’il ne supportait pas, qui lui semblait inconvenable .On pouvait facilement cerner son obligation du bruit, surtout lorsqu’elle était sournoise, tapie, prête à embraser le fil tendu, dans son aspiration vers la puissance, le point de rupture. 

Je n’ai plus rien à dire. 

Voilà ce qui lui demeurait, un mirage, un dialogue inadvenu, dans cet espace à demi-clos. Monstre, elle l’était un peu. C’était, il paraissait, son héritage. L’incantation, chez elle, c’était de bien traquer les horreurs carnassières, les clowns aux sourires suspendus, les secrets du tapis poussiéreux. Une autre femme, tarentulaire, en un autre temps, avait su cerner ses fils. Elle domptait ses araignées, drôlatre tentative de lire entre les marécages. 

Une pluie adéquate accueillit son visage, l’éclairage pourpre ayant revêtu son air séducteur, de quoi transformer sa vision. 

Elle ouvrit les yeux : lasse, c’était son dernier sortilège. Il ne fallait plus être tendre avec les crocs du placard, n’en déplaise aux folies cannibales, aux poupées cireuses et autre patrimoine véreux. Sublimer ces cendres, retrouver la sorcière vierge : troisième rameau de ses branches. Yeux gluants, peints de bleus pour l’être aveugle, elle retrouvait la noble lettre. Il n’y avait rien à comprendre : elle embrassait l’araignée dans l’œuf.

IV

L’impuissance de la projection, c’est la grande ruine. Il n’y a donc rien à déchiffrer, faire tourner, mes mains sur cette terre ne peuvent que caresser, amères, les illusions friables. 

Terres d’argile, terres semblables, la prunelle perd l’éclat. Vide environnant, dramatique, le gâchis était inévitable. Semelles cendrées, j’observe l’ampleur des dégâts. Terrible, ce silence n’est pas fécond, les deuils sont vains. J’ai aimé sans raisons, le mythe était pouilleux. Les pions couchés, le vers gagne. Lorsque le filtre se brise, lorsque la potentialité oculaire perd sa sublimation, le sacrilège vit pour lui-même. Perte pour perte, dent pour dent, la molaire morte, fierté malhabile, mal placée, inutile. 

La rupture a épanoui ses racines, la haine n’est plus motif de révolte : seulement, des figures reviennent, pour pourrir, sans plaisir, simple devoir d’écolier. 

L’innommable, cette insomnie de chaque heure, cette fin d’un sommeil où nous étions heureux, séparément. Tu as choisi de briser la quiétude, troquant tes gitanes. J’ai une faible tolérance au mépris, à la moue sceptique, la détestation facile. Il faut te laisser.

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