Oraison du clochard de Saint-Germain
Je crois parler de lui comme sa seule mémoire. C’est sûrement le trahir. L… voulait être une image sans histoire, un fantôme, un visage. Ce qui suit est l’ébauche d’un discours pour son enterrement imaginaire, une ironie d’oraison.
« Mon vieux, me voilà seul devant ton cercueil. J’ai prévu quelques mots, mais il n’y a personne. Tu étais déjà si loin que le monde t’a oublié. N’imagine pas qu’on m’ait prévenu, j’ai simplement compris. Compris que tu étais parti – définitivement je veux dire, car tu avais déjà mangé la mort bien avant de changer de température. Tu n’es plus absent mais inerte. C’est dérisoire, mais cela m’attriste. Je pensais invoquer quelques souvenirs de toi, comme pour recomposer par une maigre sorcellerie la consistance de ce qui fut mon ami.
« Nous nous sommes rencontrés il y a dix ans, lors de notre entrée à l’École. Tu étais encore commensurable à tous, fils de tes parents et produit de ton milieu. Je crois que nous devînmes amis dès notre première rencontre, au café, parmi les étudiants, lorsque nous reconnûmes en l’autre l’évidence des esprits clairs. Nous avions alors de la tolérance pour les cerveaux simples, ces rouillés de la tête qu’étaient nos congénères. Nous aimions discuter avec eux, de la langue phatique et polie du sage approuvant l’idiot qui bégaye péniblement l’intuition déjà comprise. Parler pour étayer la certitude, je ne le supporte plus aujourd’hui. Tout autre était notre conversation, entretenue comme une longue tresse mêlée d’infinies variations. Nous formions ensemble une communauté sceptique, prête à tout jeter pour voir ce que le vide du croire fait à la pensée. Je retrouvais chez toi mes obsessions philosophiques, une familiarité avec l’étrange, la passion pour la limite. Je comprends aujourd’hui qu’il y a deux sortes d’amitié : celle, éthique, qui rassure par l’habitude, qui évacue le doute par la présence ; l’autre, métaphysique, qui ouvre vers le sans-fond et la folie. La nôtre était du second type, et je crois que ce n’est pas étranger à ton destin.
« Notre fascination avait beau être métaphysique, elle n’était pas abstraite pour autant. Ce que nous recherchions, c’était l’expérience de la limite, l’expérience-limite. C’était cela, la drogue : la défonce comme intensité zéro, l’extase comme abscisse de la conscience, un rituel initiatique pour oublier la verticalité du vouloir, une manière de s’étendre vers l’horizon absolu. Nous voulions nous coucher, dépouillés. Sommeiller d’un dormir sans rêve. Je pourrais dire beaucoup de ces mille heures d’aplatissement, si seulement leur mémoire ne s’était pas évaporée. Je n’en garde plus désormais que le sel.
« Souviens-toi de La Girafe ! Nous fomentions des putschs pour faire de ce journal bien commode un délire sans nom. Je ne saurais dire si nous avons complètement échoué. Hier, j’ai retrouvé dans mes archives les premiers exemplaires, reliés à la main par des agrafes. Dans le quatrième numéro, un article de ta main, dont la lecture prend aujourd’hui une teneur particulière. Intitulé « Le bal des frileux : limites de l’art contemporain », le texte consistait en une succession d’attaques en règle contre des artistes et des théoriciens. J’ai copié le passage suivant, qui m’a brûlé les yeux : « Bien sûr, la subversion peut être le moteur d’une production artistique. Mais ne confondons pas la subversion, qui implique remise en cause radicale d’un système, avec le dandysme, qui n’est guère plus qu’un déplacement des codes culturels dominants. Le dandysme réaffirme la limite en dépassant les bornes, alors que le subversif dit : “il n’y a pas de limite, je suis moi-même la limite, je suis la fin du monde, je suis l’apocalypse”. Les performeurs d’aujourd’hui sont encore trop frileux. Quand ils transgressent, c’est pour mieux réaffirmer la nécessité de la morale. Prenons la célèbre expérience de Marina Abrahomovic. Certes, elle révèle nos désirs les plus inavouables, elle nous expose la fragilité des édifices moraux. Mais après tout, le jour suivant, Marina rentre chez elle et ferme la porte à clé. Si le temps de la performance ouvre une brèche, sa fin est une terrible réaffirmation de l’ordre des choses. Lorsque Marina quitte sa chaise, elle referme la brèche et devient le corps même de la Loi, elle incarne le retour au Réel, le rappel à l’Ordre. Que tout redevienne comme avant, c’est cela le drame. C’est là que l’art se fait ciment. C’est quand l’artiste récupère son courrier, enlève ses chaussures et ferme sa porte à clé que se joue le plus vicieux des conservatismes. L’art subversif est-il seulement possible ? Nous en sommes convaincus. Mais il ne peut exister que dans une dépossession totale. Il faudrait vouloir l’apocalypse : c’est-à-dire la mort de l’artiste dans l’œuvre, porter l’œuvre à sa limite en faisant sacrifice de sa vie. ». La suite est sans intérêt. Je suis fasciné par l’aspect précurseur de ce passage, que j’avais oublié : quatre ans avant ta décision, l’idée germait déjà dans ton crâne fou.
« Je me suis efforcé de trouver un moment déclencheur, un événement qui aurait été la condition de ta décision. Je comprends désormais que c’est absurde. Un tel événement n’existe pas. Il n’y a eu qu’un seul événement : ta décision elle-même. Tout ce qui précédait a conduit, telle une tangente, vers le seuil que tu as finalement franchi. Je me suis tout de même souvenu d’une lecture qui t’avait marqué. Dans l’un des cours que tu suivais à la Sorbonne, tu avais choisi de travailler sur le Livre des passages. Je revois ton visage exalté quand tu me conseillais de lire cette brique, ce que j’avais toujours repoussé à plus tard. Je l’ai lue, j’y ai découvert la figure du chiffonnier, et je crois avoir compris le sous-texte de ton œuvre. Le chiffonnier est ce « trouble-fête », la subversion même : saper sans jamais fonder. Il compose avec les débris de l’histoire la matière toujours informe de son art. Je te vois maintenant, derrière les mots de Benjamin, comme ce « chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole ». C’est cela ton œuvre-limite, celle de devenir un chiffonnier de l’histoire, sans faire semblant. Tu voulais être ce par quoi le chaos remonte à la surface, être un défaiseur d’ordre, un annonciateur des apocalypses.
« Je repense alors à notre dernière rencontre, il y a deux ans. Nous nous voyions déjà moins, comme tu désertais l’université pour bricoler seul tes manigances. Je ne crois avoir vu aucun produit de ton travail, bien que ton appartement soit enseveli sous des couches de matière. Il fallait se baisser pour entrer sous les fils de laine, déplacer divers cartons pour s’asseoir, prendre un pot quelconque en guise de tasse à café et un roman pour soucoupe. C’est d’ailleurs là que nous nous vîmes pour la dernière fois. Tu avais les yeux hallucinés. Après m’avoir exposé les mille impossibilités de l’art figuratif, l’échec du paradigme de la représentation, tu me dis avoir trouvé la seule voie possible. « L’ironie suprême, tu vas adorer. » Tu sortis un cahier d’au milieu des déchets pour me le tendre, l’air triomphant. Il s’agissait d’un cahier vierge, banal. « C’est ça, c’est ça, la clé ! », de tes yeux fous. « Demain, tu verras, ce sera absolument excellent », presque sans me voir. Tu me mis à la porte, je restai sur le palier quelques secondes, éberlué, consterné par ton délire. Je mesurai la distance que le temps avait insinuée entre nous.
« Le lendemain, quelle ne fut pas ma surprise quand je te vis assis par terre, au croisement du boulevard Saint-Germain et de la rue de Rennes. Sur un carton, emmitouflé dans des couches de tissu informes, tu découpais aux ciseaux les pages d’un magazine. J’observai quelques temps la manie minutieuse : après avoir détaché l’extrait choisi, tu le collais à la langue sur le cahier déjà chargé de miniatures. Je finis par crier ton prénom, te vis lever la tête et, l’œil plein de malice, mettre l’index sur ta bouche.
« Les matins suivants, je te laissais avec amusement à ta mosaïque délirante. Je t’observais de loin et, comme un défi lancé à ta volonté, j’attendais la fin de ton jeu. Lassé, je crois, ou honteux d’avoir eu tort, je finis par chercher la confrontation et vins à ta rencontre. Mais à l’appel de ton nom, rien, aucune réponse. Tu restais marmonnant, rivé sur ta manie. Je te secouai l’épaule, enfin un mouvement : un lent dépliement de cou pour relever ta tête. Ce que je vis me plongea dans une stupeur des plus étranges : tes traits posés sur une face bourrue, celle d’un clochard agacé qu’on le dérange, dont les yeux bleus aveugles ne me reconnaissaient pas. »
Je n’osai plus jamais déranger L… Je continuai longtemps de l’observer, des mois durant, avec sa chevelure hirsute et ses mouvements erratiques, s’aliénant toujours plus loin dans la folie. Sa présence continue me rassurait autant qu’elle me rendait coupable de mon inaction. Hier matin, au croisement du boulevard Saint-Germain et de la rue de Rennes, il n’y avait plus personne.