Une journée

Tout au fond, là-bas, m’attend le gibet, il m’attend de toute sa franchise de potence, sa grande convivialité… mais avant il y a toute la caillasse de la route, des chaises, des gobelets, des hommes violents qui se saisissent, ou qui font semblant du moins, qui ouvrent leurs dents en des langues faisandées, langues où se voient déjà les mouches en leurs fricotements insalubres, elles sont là, attirées par la turgescence mauve, elles s’y trempent et y baisent alors que l’homme, le géant qu’elles ne savent pas autre que le cadavre qu’elles grignotent, arrache tout ce que le pauvre steak a de diction, c’est-à-dire rien, même pas des miettes à cracher sur l’adversaire, rien que quelques bruits ramassés à la va-vite qu’on balaye et qu’on jette avant d’en comprendre le sens, route cependant travaillée d’élégance, par les femmes bien sûr, celles qui réussissent l’exploit de la tenue, et ce, bien qu’elles aussi, en leur dedans, pourrissent, qu’elles aussi ne soient, en cette heure tardive, plus qu’une colle, un limon sale et pâteux, une lie grenue ; et la marée de leur culotte se sent d’ici, elle exhale ses vapeurs tièdes, participation plus qu’honorable à la brume ambiante, il y a l’odeur de fer des menstrues qui coulent depuis trop longtemps, ayant bouffé leurs cotons divers et variés, d’abord de griffes rouge sang, puis de pourpre et enfin en putrilage, en cette mare écaillée au trottoir, blessure d’une patte ou souvenir d’un décès, mare fumée de soleil, pourrie d’asticots, il y a les pertes blanchâtres, celles qui cuisent et puis mijotent, celles qui bullent en une soupe, celles-là même qui sucent la culotte en traces sucrées, il y a les simples gouttelettes des aisselles, des aisselles glabres comme de celles velues, le lourd mâle et sa débauche physique, l’eau femelle qui se glisse des dessous de bras aux poitrines, qui se glisse aussi au creux charnu des cuisses, des cuisses maintenues fermées par décence, maintenues fermées depuis trop longtemps, c’est là la potion de l’heure, et à travers les collants, les jeans, les pantalons, se voit le fumet des mélanges, et chacune, chacune des femmes, a sa propre décoration qui y moisit, celle-là a le buisson épais, noir, criard si son corps en venait à être nu, celle-ci aussi mais pas pour les mêmes raisons, l’une dit l’affirmation de sa broussaille dont il faut accepter la barbarie, l’autre, au contraire, sa timidité, elle n’est pas faite pour être désirée, et c’est donc la bonne saveur de l’abandon, celle-ci est lisse par offrande, elle se dit que c’est plus agréable à la vue, cette autre puisqu’elle aime la nudité absolue que cela lui confère, être vide, parfaitement marbre, parfaitement bronze, être fille et innocence face aux créatures de poils et de croûtes, là il y a le foisonnement entretenu de celle qui veut à la fois l’épure de la nudité et cette tache sombre qui la signifie encore plus, comme si la chose était mise au carré, mais partout, sous le fumet des toisons mélangées aux inepties de l’horloge qui ne montre plus le temps mais la simple fuite des choses, il y a la repousse des poils ahanant leur croissance, le duvet patraque des épilations et les lances martiales du rasage, germes rêches au pubis ou aux aisselles lorsque la lame n’est utilisée qu’en soin porté aux cadres, et surface grésillante et crissante lorsque le rasoir se porte en maquillage complet, mais peu importe car de partout se déversent les remugles opaques, de partout, des crinières comme des peaux inermes, de cette masse inféconde et vieille, grise et flasque comme de cette fente nubile, des couches masculines aussi, couches qui, bien que moins grasses et moins liquides, moins ferreuses, moins salive, sommeillent désormais dans les langueurs atroces de leurs appétits, il y a le marron fluet des caleçons qu’on ne change pas, le méchant frottement au cul, à ses dépôts et à sa barbe, les tissus élimés jusqu’à la transparence et le verdâtre des plis trop tépides, trop humides, et devant, en fracas, il y a le polochon malade des couilles où s’endort l’aréopage des mollesses, celles qui penchent et celles qui bavent, certaines légèrement réveillées, d’autres assoupies en plein coma, oubliées, il y a le rosâtre fatigué des glands circoncis et la glauque jointure des glands en prépuce, ici les gouttes de pisse fraîche, éparpillées en cratères plus ou moins gros, donnent la cadence à celles anciennes et sèches, déjà jaunes, déjà crevasses, là la caquesangue du derrière n’a pas pu être pleinement torchée, il fallait faire vite, revenir, rejoindre les autres, parler, et ce n’est donc pas grave si sur les frisottis conchiés il y a les boules et les morceaux du papier à essuyer, quelques déchirures plus claires attachées par la plus hideuse des lymphes, quelques déchirures en témoins, quelques déchirures qui tout à l’heure gratteront ; ce sont là les débris sales de l’empressement, empressement à se coltiner, à mal fermer sa ceinture et ses boutons, à ne perdre oncques pour revenir au plus tôt et ne pas rater la grande aventure humaine, celle des sourires et des fâcheries, de cette moisissure d’air où soufflent d’une même expiration toutes les viandes possibles et c’est là, dans cette ronde macabre, que certaines portent l’obsolescence de l’élégant, des traits au coin des yeux, un rouge aux lèvres, le raffinement gourmet des cils et des pommettes, mais des robes aussi, des coupées, des taillées, des jupes, des pantalons, et bien sûr, entre elles, il y a toujours la bêtise de l’homme élégant, de celui qui s’est serré dans sa chemise devant le miroir, qui s’est tapoté les joues de parfum et qui s’est dit, toute honte bue, « allez, mon vieux, c’est à toi », mais elles aussi, malgré leurs griffes rouges, couleur chair ou bien juste travaillées, pourrissent du dedans, et il n’y a que ça, les saveurs blanchâtres et le rouge en pleine culotte, cette vapeur violette qui emplit l’air, brume gorgée de toutes les bouches et de tous les trous, vapeur violette que je me dois de traverser jusqu’au gibet, vapeur infusée de postillons qui la salissent en une lucarne de mauvaises graisses et qui confèrent, en cette heure de bâfre finale, à l’élégance elle-même cette tournure oblique et louche qui, aux lèvres rouges, donne l’image d’une chair ensanglantée, une chair portée, non seulement, en guise de désespoir, en plein sur le visage, grimace laide de toutes nos incroyances, mais comme une mastication crue des viandes, des viandes qui arrivent sur leurs plateaux, qui arrivent en îlots carnés flottant aux fanges des jus, qui arrivent sur des assiettes balafrées de trop d’entailles, assiettes aux symétries brisées et idiotes qui semblent tant à des auréoles éclatées au périmètre, symboles sans doute de notre piteuse sainteté, et, dans cette danse grotesque, ce sont les dents qui paraissent bizarres, incongrues, perdues en un lieu qui n’est pas leur, elles qui semblent à des parapets ruinés au figement éternel des algues, elles qui semblent trop minérales en ces carcasses qui pourrissent et pourtant refusent de dessécher, ces carcasses à l’allure surréelle de parturientes en boucherie, de parturientes qui, jambes en l’air, mettraient bas le vilain veau par les mêmes quilles où s’accrochent les cordes blanches des tendons, parturientes dont on dévore la sanie au même rythme que les liquides de l’accouchement, et, ivre de son carnage, la collection de calcium, figée aux varices des gencives, s’abat, s’abat et s’abat encore, indifférente à toute godaille, aux choses, aux sucres, aux verbes et aux paroles, indifférente aux visages dont elle n’est que muselière et réceptacle à mousse : bouffer encore du burger et du bonjour qu’elle affirme, ça oui, mais aboyer, montrer les canines et c’est la sangle qui sert, le licol qui étouffe, non, retombez en votre gamelle qu’elle dit, et le sourire que vous aurez ne sera que la bouffonnerie d’un clown surdimensionné, un pitre qui cache sa tristesse sous une panache de couleurs et de grelots, et partout, à toutes les tablées, derrière les épouvantails déguisés de robe et de chemise, par-delà le décor monstrueux des moutardes et des ketchups qui s’agglutinent et se pètent en glaviots rouges, jaunes, blancs aux assiettes déjà trempées de sauce, les masques de pouacre se gondolent et leur maquillage coule en larmes plastiques, cire quinaude qui, à peine eue, s’en va mourir en un coin de la fantastique débâcle du visage, et ces tronches, glycérinées et luisantes, sont prêtes à fondre à la moindre flamme, à s’épandre en flaques beiges et légèrement grumeleuses, souvenir d’acné porté de solide à liquide, faix absurde de la condition humaine qui fait d’elle la seule espèce capable de trahir encore après la trahison, flaques qui s’en vont ainsi rejoindre leur frère bigarré, l’arc-en-ciel des sauces, qui s’en vont au poisson bête et à son œil livide, aux râpes diverses et variées qui se montent en collines, coruscantes sous l’artifice de nos lumières, pauvres soleils qu’on a inventés et qu’on pend aux échafauds pour ne leur montrer que le spectacle indécent de nos routines, qui s’en vont filandres à filandres, filandres à d’autres filandres, qui s’en vont aux calcifications déclives des côtelettes, à cette poule rose et glissante qui n’a jamais su autre chose qu’être malade, à son os gris et au cartilage en son chef, aux steaks sans race, aux pauvres steaks mâchés et ruminés que les vivandières dégueulent, prêts à être avalés, à nos becs d’oisillons, car c’est bien l’heure de l’auge, heure où les chanvres et les torons se mêlent en la plus fabuleuse débauche de tuyauterie, l’heure des tables moites et de la danse des frites, cartoufles molles qui, à peine jetées dans la marmite d’huile où pourrissent les déjections de toute la soirée, sont extirpées en un nid de serpents venant se coucher en entrelacs barbares à la pauvreté des écuelles, débauche de tuyaux qui se gonflent et se vident, qui, à peine vomis leur jaune et leur brun au miasme des chiottes, s’en reviennent le cul pourri, les couilles sales, la chatte pleine de pisse, s’asseoir au banquet des hideurs, et les fuselages se confondent, le hoquet, les borborygmes, les reflux de bière et de vin s’acoquinent sans se savoir autre, et, dans le si plein de bruits et d’odeurs, les hommes se laissent aller aux pets, tous, autant qu’ils sont, sont en train de se soulager des gaz de leur permanente digestion, et, un par un, lorsque le gazouillis se fait trop rude, ils vont se vider des étrons dont ils sont pleins et qui les mettent vaseux, ils y vont d’un pas certain puis reviennent de la même certaineté se gaver d’autres couleurs qu’en un rien de temps ils pisseront également du derrière, qu’ils pisseront également marron, car ce sont des machines abouties, ces panses à excréments, ce sont des douilles pâtissières qui ne bouffent que pour pondre le plus baroque des ornements, et, à la lésine des ventres qui veulent plus, toujours plus au lucre des papillotes et des sourires, ne répond que la pépie affreuse de leur bouche insatiable de mondanités, de souvenirs racontés et racontés encore, dont tous connaissent le fin mot, mais ce n’est pas grave, on se redit pour que les gouailleurs de tout à l’heure s’en fassent la part belle, pour que les femmes esquissent le plus beau rouge de leurs sourires et que les hommes pavanent leurs couilles, tentent encore et encore, malgré la bauge vénéfique dans laquelle tous se morfondent, les amitiés hypocrites et les maladresses sexuelles, ils se tapent donc dans le dos, se serrent dans les bras, se disent je t’aime, s’affairent aux embrassades, lèvent haut les tasses de rogomme en guise d’érection, et les coudes se décrochent en peine de la morve des tables, ces madriers scalpés de boissons où la poisse elle-même se fait méandres, oasis, marécages, fientes pour dessiner une vaste toile de sédiments, la latérite du vin, les chancres de cendres, les caramels de liqueur et la glue moussue de la bière qui, tous, chacun à sa manière, empêchent le coude de partir, l’attachent et le harponne de leur mélasse visqueuse afin que l’adieu ne se fasse que dans le bruit vaginal de muqueuses qui se détachent, dans le bruit d’excision d’un poitrinaire que l’on ouvre, mais peu importe car, impassibles aux choses, les tasses se lèvent quand même et, attentifs à ce qu’ils sont, les hommes brâment quand même, brâment puisqu’ils sont hommes et que les hommes brâment et que c’est pour eux comme une feuille être verte, et les femmes, elles, se montrent, se montrent et les regards se posent et le jeu reprend, mais les lèvres, cette fois rouges de ketchup, blanches de mayo, s’esclaffent en caries et en bêtises colorées, c’est la salade, feuillet vert et pitoyable coincé entre deux ivoires, c’est la viande, cadavre de vache accroché à son émail comme une morve à son trou, et, à ce théâtre guilleret, les nez puissants, usés d’alcool, usés de prurit, usés de mille rhumes et de mille hivers, sont tumeurs au masque, gangrènes moqueuses creusés de deux orifices, gangrènes qui, en leur côté, voient les pochettes des cernes qui hurlent à la pitié, hurlent de les laisser partir, coincées qu’elles sont sous la bile lourde des fonds de teint, et, sur tous ces visages, balancée comme une injure, la rouille de l’acné et des sueurs coule pour aller rejoindre la pâté jaune des oreilles qui fument de trop de sébum, pour aller rejoindre l’armée blanche des pellicules qui moisit aux épaules et enfin se fondre au bubon unique où fusionnent déjà mentons, glottes et cous, bubon qui renvoie les humains à la petite bactérie humide et frêle qu’ils sont, créature marine pour qui semence et environnement sont synonymes, c’est-à-dire rien de plus qu’une laitance que l’on boit à mesure même qu’on la crache, dont on savoure et le fruit et la bonne odeur, humains dont la seule différence avec leur ancêtre est de devoir se cracher l’un dans l’autre, se dégueulasser en se tenant la main, en bavant quelques syllabes, se dégueulasser en société, en troupe, en bétail, ô quelle malédiction pour l’être absolument égoïste de ne pas pouvoir, comme son aïeul vert, se fendre en deux pour se multiplier, se creuser pour pondre un autre soi-même, ô malheur où il faut chercher l’autre, soit le tube mal lavé qu’on s’injecte au dedans de soi, soit ce trou où on aime tant se frotter, c’est pourquoi les petits-fils du plancton se touchent à nouveau, se touchent et se tâtent, se prennent les épaules et s’envoient le grand malheur des caresses, celui-ci lui prend sa main, sa main à elle, et le vernis des ongles brillent sur la paume vilainement joufflue du garçon, il appuie un peu, légèrement, avec une impulsion suffisante pour faire de lui un rapace et suffisamment molle pour le garder homme, c’est-à-dire sournois, c’était-à-dire celui qui ne dit pas sa faim, qui fait comme si cette main était là par hasard, que le rubis des ongles n’était pas fourmi à sa langue de tamanoir, et puis, elle se dérobe, se dérobe la main, elle part et elle glisse en disant : Tu peux faire mieux, puis elle s’en va prendre la carafe d’eau en excuse de sa fuite, et la bouche rapace demande, de toute la balourdise de sa condition : Tu ne bois plus ? Ô horreur, horreur de ce tuyau alambiqué, de cette trompette, ce cor d’harmonie où s’enroulent toutes les canalisations en la pire dépravation de cuivre et de métal pour que ces humains, ces femmes, ces hommes, ces êtres verts de préhistoire sifflent leurs appétits louches à l’embouchure de leurs Amazones, qu’ils sifflent le suint affamé de leur langue, la moiteur de leurs affaires génitales, ces chairs qui demandent et salivent mais qui n’ont rien et qui doivent donc se contenter des naphtes glougloutés à même les pipelines, les voilà, ils sont là, entre terre et mer, dans l’intermède collant de la paresse, ils sont là, fleuves enroués où pourrissent, au fond de leurs marécages et deltas, en une eau plissée par la grâce des chimies, toutes les ribambelles d’écailles, longue tristesse des linceuls sans aruspices, et, dans ce julep frelaté où nous vivons et bullons de nos branchies qu’on appelle avec grande fatuité espérances et lendemains meilleurs, dans ce julep où nous coulons en bourres torturées à la même paillasse, rides atroces à la même mouture, on ne cache plus ni aphtes ni kystes, ni gueules édentées, ni bouches vides, infiniment vides, vides de mots, non, on ne cache rien car le lacis des plomberies n’a ni queue ni tête, ni autochtone ni pionnier, aucune fauche à aucune moisson, et il n’est rien d’autre qu’une vaste machine où l’on se vomit l’huile des mauvaises palmeraies, cette pellicule de gras que l’on porte en fardeau autour des cœurs, machine où l’on vomit les rougeurs des bouteilles et des verres, des clopes qu’on inhale sans conviction, qu’on inhale qu’en tant que goulots et becs, qu’en engrenage quelconque aux dédales de la tuyauterie, et, dans cette fâcherie de boulons, alors que les embouts les plus fortunés, les rares qui ont eu l’honneur de s’aboucher pour se mâcher les viandes communes auront la chance de s’accoupler ce soir, de se cuire les pistons malhabiles tout en se jetant dessus le vinaigre de leurs rots, les autres, ceux qui n’ont pu porter la flèche fatale, se font animal autrement et c’est le fromage des pizzas que l’on suce en longs filets de pisse de la lèvre à la verge, ce sont les tripes des plats que l’on lèche s’imaginant les vulves s’épaississant sous le désir jusqu’à ce que la mastique ruminante décortique, arrache, détruise et que la solitude nous redise : ce n’était là que de la viande, mon pauvre vieux, et il n’y en a plus, ressers toi donc, pour qu’ensuite, obéissant et docile, on en reprenne, qu’on reprenne de la femme, de l’homme, qu’on tète les sèves et les énergies à même les cadavres et les choux-fleurs, les riz et les patates, qu’on aille à nouveau se goberger dans l’orgie sans sexe des causailleries, et moi, je dois traverser tout cela, les bonnes mœurs et celles mauvaises, la tôle maladroite des gourbis comme la ventouse éplumée des cloaques, la boucane épaisse, les cartons en repousse de l’entrejambe, la glaire qui attache le sexe au matelas des couilles, l’huile des frites, la boustifaille bigarrée de sauces, les paroles crachées, les dentitions mauves, les clowns à grelots et ceux fardés de blanc, les ladres, la tavelure méchante des gueules et, derrière moi s’entend, pareille à elle-même, la botte des ilotes qui hurle qu’il faut y aller, aller à l’aventure, aux rires et aux méchancetés, y participer, car il y a longtemps nous sommes nés et qu’il est désormais hors de propos de fuir, de se cacher dans les dunes, entre les sables, la botte se rapproche, le pharaon n’est pas loin, mais la mer se refuse et les poissons y sont si désespérants, ils se soutiennent de lampions et de lèvres grises, ils ne pleurent pas, n’ont pas de larmes, leurs yeux ne sont que coquille de verre au sérail des squames, et, étouffés qu’ils sont en leur eau, ils font ce pourquoi ils ont été faits, sucer la viande à ne plus savoir qui des deux est jarret, rompre la miche, déchirer le pain, se tendre les bocaux, s’essuyer de serviette, y regarder les traces satisfaites, puis la refermer, et un peu après s’y moucher et y tousser pour refaire pareil, pour y contempler les quintes et les crottes et puis refermer, à nouveau faire tinter les brocs, se poser les mains vélléitaires et timides, les caresses si tristes, s’émoustiller devant les gâteaux, les butiner comme un miel pour ensuite les cracher dans la même serviette où se trouvent, par ordre de naissance, le vin, la mayonnaise, la morve, la salade et maintenant la crème, se serrer, s’appuyer, se dire des choses et d’autres, lever la paume, retrousser les doigts… et les lampes, dessus le glyphe de ces gestes répétés inlassablement, radotés encore et encore, les lampes, elles, accrochées en phylactères, pâles de nous dessiner si souvent, grésillent de malheur, grésillent d’être guirlandes et écumes à nos pauvretés, faîtes absurdes aux fûts qui ne sauraient vivre d’ombre. Ici, c’est la lumière qu’on assassine, c’est elle qu’on pend pour s’en amuser, pour rire de sa grimace et de sa douleur. C’est elle qu’on force à pointer nos visages, comme si montrer était une chose parmi d’autres, comme si avoir un projet se suffisait, comme si quoi que ce soit se suffisait. Ô vous misérables êtres, prérogatives à bras, à manches et à tête, vous les vacataires d’outre-tombe, c’est la lumière qu’on assassine. À force d’habitudes, de facilités, à force de croire à ce en quoi nous croyons, d’avoir le verbe bigot et les cheveux en dogme, c’est bien la lumière qu’on assassine. Quel serpent n’aurait pas déjà pleuré ? Quel monstre n’aurait pas rougi ? Mais nous, nous sommes contents, nous avons foi, foi en nos assiettes et nos pains. Nous n’avons plus d’âge, plus même de stries à nos pierres, et nous faisons que nous repaître de cette vague éternité qu’est l’ennui. Les lampes murmurent leurs restes mais ne s’y voit qu’une bruine inconsolable. Chacun a le soleil qui est sien et chaque soleil offre sa fatigue. Nous autres sommes si nus sous ce vin. Nous n’y sommes que ce qu’est tout un chacun : métèque en son propre sol, étranger au miroir. Qu’avons-nous à faire, je me le demande, de la lyre des vastes promesses, nous qui avons le bien précieux du sommeil ? Qu’avons-nous à faire de l’holocauste du ciel bleu ? Ô vous dont je suis le frère dans cette formidable crasse où nous coulons. Ô vous les habitués à l’existence, vous qui savez orner une vie comme on décore une chambre. Vous, mes fidèles à l’engeance humaine, mes mâcheurs, mes dévots. Ô vous dont je suis frère en la défaite, frère le plus proche, le plus intime, je vous laisse et je pars. Dites adieu au poivre de la blessure. Je vous souhaite le plus grand bonheur à vous qui ne vivez le fardeau de l’œil. Même ici, même maintenant, même dehors, le ciel n’est pas noir. Même lui, celui qui est partout, cache sa pudeur sous notre incandescence permanente. Et sur cette toile est écrit, comme en épitaphe à nos misères, en lettres d’or, en lettres d’artifices, ce à quoi nous n’avons plus droit, nous qui avons tous les droits : ci-gît l’ombre.

Extrait du chapitre « Une journée », L’Ennui

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