Notre tragique sosie

Sous le soleil s’avançait le seul homme que le soleil n’éclairât pas, et cette lumière qui se dérobait à elle-même, cette chaleur torride qui n’était pas de la chaleur, était pourtant issue d’un vrai soleil. Je regardai devant moi : une jeune fille était assise sur un banc, je m’approchai, m’assis auprès d’elle. Il n’y avait entre nous qu’un faible intervalle. Même quand elle détournait la tête, elle m’apercevait tout entier. Elle me voyait par mes yeux qu’elle échangeait contre les siens, par mon visage qui à peu de chose près était son visage, par ma tête qui prit facilement place sur ses épaules. Déjà, elle m’épousait. En un seul regard, elle se fondit en moi et, dans cette intimité, découvrit mon absence. Je la sentis oppressée, tremblante. Je devinai sa main prête à s’approcher de moi pour me toucher, mais la seule main qu’elle eût désiré prendre était insaisissable. Je compris qu’elle cherchait passionnément la cause de son trouble, et quand elle vit qu’il n’y avait rien en moi d’anormal, l’épouvante la saisit. J’étais pareil à elle. Mon étrangeté avait pour cause tout ce qui faisait que je ne lui paraissais pas étranger. Elle trouvait avec horreur dans tout ce qu’elle avait d’ordinaire la source de tout ce que j’avais d’extraordinaire. J’étais son tragique sosie. Si elle se levait, elle savait, en me voyant me lever, que c’était un mouvement impossible, mais elle savait aussi que c’était pour elle un mouvement très simple, et son effroi était à son comble parce qu’il n’y avait aucune différence entre nous. Je portai la main à mon front, il faisait chaud, je lissai mes cheveux. Elle me regarda avec une grande pitié. Elle avait pitié de cet homme sans tête, sans bras, complètement absent de l’été et qui au prix d’efforts inimaginables essuyait sa sueur. Puis, elle me regarda encore et le vertige la prit. Car qu’y avait-il d’insensé dans mon geste ? C’était quelque chose d’absurde que rien n’expliquait, rien ne montrait, dont l’absurdité se détruisait, absurde d’être absurde, en tout pareil à une chose raisonnable. J’offrais à cette jeune fille l’expérience de quelque chose d’absurde, et c’était une terrible épreuve. J’étais absurde, non pas à cause du pied de chèvre qui me laissait marcher d’un pas d’homme, mais à cause de mon anatomie régulière et de ma musculature complète qui me permettaient un pas normal, un pas cependant absurde et, chaque fois qu’il était normal, de plus en plus absurde. A mon tour alors, je la regardai : je lui apportais le seul vrai mystère, qui consistait dans l’absence de mystère, qu’elle ne pouvait donc que chercher éternellement. Tout était clair, tout était simple en moi : il n’y a pas de dessous dans la pure énigme. Je lui montrais un visage privé de secret, indéchiffrable ; en mon cœur elle lisait comme elle n’avait jamais lu dans un autre cœur ; elle savait pourquoi j’étais né, pourquoi j’étais là, et plus elle réduisait en moi la part d’inconnu, plus son malaise et son effroi augmentaient. Elle était forcée de me divulguer, elle me séparait de mes dernières ombres, avec la crainte de me voir sans ombre. Elle poursuivait éperdument ce mystère ; elle me détruisait insatiablement. Ou étais-je pour elle ? J’avais disparu et je la sentais qui se ramassait pour se jeter dans mon absence comme dans son miroir. Là était désormais son reflet, sa forme exacte, là son abîme personnel. Elle se voyait et se désirait, elle s’effaçait et se rejetait, elle doutait ineffablement d’elle-même, elle cédait à la tentation de s’atteindre là où elle n’était pas. Je la vis qui succombait. Je posai ma main sur ses genoux.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1950, pp.116-119.

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